Politiques, ingénieur.es et économistes s’engagent sur le terrain du local. A la fois difficile à saisir et indispensable, cette notion s’impose comme une solution aux débordements de la mondialisation.
TEXTE | Lionel Pousaz
À première vue, tout le monde s’entend sur l’idée de proximité territoriale. Qu’on la mentionne au détour d’une conversation, et on évoque immédiatement des images de marché paysan, d’épicerie participative ou d’association de résidents. La notion s’impose de plus en plus comme un remède face aux excès de la globalisation: «commerces de proximité», «proximité géographique», «campagne de proximité»… Mais le terme a beau être de plus en plus utilisé, il ne se laisse pas facilement définir. A priori, la proximité est spatiale. Sur un territoire donné, on ne mesure toutefois pas le proche et le lointain comme une simple distance. Les routes, les voies de chemin de fer, les évolutions sociales font que certaines campagnes d’il y a vingt ans sont aujourd’hui considérées comme des banlieues-dortoirs. Plus que l’espace, c’est souvent le temps qui compte. Le coût des transports joue également un rôle. La proximité est une question d’infrastructures, soumise à des facteurs économiques.
La proximité est aussi subjective. Les supermarchés en périphérie urbaine sont-ils encore des commerces de proximité – si on les compare aux géants de l’e-commerce, le point de vue se défend – ou les échoppes de quartier entrent-elles seules dans la définition? Aux considérations géographiques se superposent des critères politiques et culturels. On l’aura compris, la proximité est une notion à la fois ancrée dans le territoire, sujette aux appréciations individuelles et collectives, aux progrès technologiques et aux fluctuations de l’économie. Cela ne l’empêche pas d’être de plus en plus au centre des préoccupations des ingénieur.es et chercheur.es impliqués dans le développement territorial. Nous leur avons donc posé la question.
S’intéresser aux émotions pour prévenir les conflits territoriaux
Pour Florent Joerin, directeur de l’Institut d’ingénierie du territoire à la Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO, la proximité se comprend surtout à travers les rapports au territoire. «Quand une zone industrielle, un espace agricole et un milieu naturel sont proches les uns des autres, ils entretiennent des relations plus ou moins commodes. Un exemple type, c’est le conflit entre agriculture et protection des milieux naturels.» L’institut de Florent Joerin travaille notamment sur des solutions techniques pour faciliter la cohabitation. Par exemple, quand une zone résidentielle est traversée par un cours d’eau sujet à des crues: «On peut imaginer toute une série de mesures pour que l’humain et la nature coexistent, par exemple des systèmes d’évacuation, des normes de construction ou des zones tampons.»
Mais la technique seule ne suffit pas. Les émotions des habitantes et des habitants – lorsqu’il faut raser un espace de promenade pour une infrastructure routière, transformer leur quartier – conduisent à des tensions. Aujourd’hui, l’ingénieur.e ne peut plus démarrer un projet sur la seule base d’une étude d’impact ficelée entre spécialistes. La population doit être partie prenante. «Il faut anticiper les conflits, explique Florent Joerin. Pour ce faire, nous devons créer des espaces de dialogue positif.» En la matière, on a dépassé le stade de l’improvisation et des comités impromptus. Ces dernières décennies, les bureaux spécialisés ont mis au point des «dispositifs» pour formaliser la participation de la population. Les étapes sont bien définies, du diagnostic initial à la résolution du problème, en passant par l’exploration des solutions possibles. «Le Canton de Genève a créé un marché et un savoir-faire en rendant la démarche obligatoire pour tous les plans de quartier», explique Florent Joerin. Actuellement, de nombreuses communes suisses déploient leur plan climat en suivant les mêmes procédés participatifs. En 2017, Florent Joerin a été mandaté par l’état de Genève pour résoudre un conflit relatif à une bretelle d’autoroute. La nouvelle infrastructure doit connecter une zone industrielle et assurer des flux quotidiens de 10’000 futurs employées et employés supplémentaires. Largement de quoi perturber l’environnement des habitants, qui se sont opposés au projet. «Grâce au processus participatif, les parties prenantes ont pu parvenir à un compromis en enterrant une portion de la route pour qu’elle ne fasse pas barrière aux promeneuses et promeneurs, ainsi qu’à la faune, raconte Florent Joerin. Il a fallu maintenir le dialogue et l’écoute, conjuguer les divers corps de métier de l’ingénierie, mais aussi de l’agriculture et des sciences naturelles. C’est un projet qui nous a marqués, parce que l’ingénierie civile est historiquement peu sensible aux dimensions d’acceptabilité sociale et qu’il a permis de faire émerger un nouveau champ de compétences.»
Les communes redécouvrent les atouts locaux
Pour Nicolas Babey, doyen de l’Institut du management des villes et du territoire de la HE-Arc Gestion – HES-SO à Neuchâtel, la notion de proximité sert à répondre de manière transversale à des problèmes économiques et environnementaux. «Depuis les années 1970, la Confédération soutient les activités d’exportation à haute valeur ajoutée, explique-t-il. Elles devaient bénéficier à tous par effet de ruissellement. Le concept fonctionne bien à l’échelle du pays et plutôt mal au niveau des régions.» Pour le géographe, il est temps d’introduire la notion de proximité dans ces modèles. En Suisse, l’industrie d’exportation représente 20% des emplois, contre 50% pour les services aux ménages. C’est donc dans ce dernier domaine qu’il faut mener un effort de relocalisation: «Ce secteur est celui qui a le plus souffert au niveau local avec l’e-commerce et l’allongement géographique de la circulation des marchandises. Un commerce local, c’est au moins le dernier maillon de la chaîne de valeur qui reste sur les lieux et crée de l’emploi.»
Pour relocaliser une partie des services, les régions et municipalités périphériques ne sont pas dénuées d’atouts. Exemple avec le bois dans le canton du Jura. «Il y a des projets de chauffage à distance alimenté en essences locales, pour remplacer la plupart des chaudières actuelles qui carburent au mazout. à Delémont, des plans de quartier exigent des constructions en bois de la région. Avec de simples décisions politiques, on peut littéralement créer de l’économie de proximité.» Ces solutions ne sont pas seulement intéressantes du point de vue de l’emploi, mais aussi de l’environnement. Plutôt que d’importer du pétrole du Moyen-Orient ou des arbres de Roumanie, les municipalités peuvent opter pour des mesures quasi neutres en émissions de CO2. «Plus on explore les solutions de proximité, plus on observe ce genre de mariage heureux entre économie et environnement.»
Trop souvent, les communes n’auraient pas conscience de leurs ressources, surtout au niveau législatif, constate Nicolas Babey. De plus, les projets de valorisation requièrent une coopération à plusieurs niveaux et se heurtent fréquemment à des administrations cloisonnées. «La bonne nouvelle, c’est que de nombreuses municipalités suisses ont vraiment de quoi faire, avec d’importants actifs fonciers. Nous pensons sérieusement à mettre en place des cours qui leur sont destinés.» Avec son fédéralisme extrême, parfois décrié pour sa lenteur, la Suisse bénéficie d’atouts uniques pour revaloriser la proximité. Les communes disposent d’une grande latitude de décision. Les citoyennes et les citoyens ont l’habitude d’être consultés à plusieurs niveaux de décision. Les débordements de la mondialisation, l’allongement géographique – accéléré par la pandémie – et les instabilités géopolitiques seront peut-être des facteurs déclencheurs, pour que la dimension spatiale ne reste pas, selon les mots du géographe français André Torre, la «grande oubliée» de l’analyse économique et sociale.
Consommation locale: les enjeux d’une définition
Par Virginie Jobé-Truffer
Il n’existe pas d’interprétation universelle du concept de consommation locale. «Un travail de définition reste à faire, estime Antoine Besson, maître d’enseignement à HEPIA – Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève – HES-SO. Les frontières nationales ne sont pas de bonnes limites. Habitant proche de la frontière française, je consomme davantage local avec un reblochon d’Arbusigny (F) acheté dans une fromagerie du coin qu’avec de l’emmental bernois.» L’agronome ajoute qu’un lieu géographiquement proche à vol d’oiseau, mais compliqué d’accès, est moins judicieux qu’un endroit plus éloigné, bien desservi par un transport public. «S’intéresser aux kilomètres alimentaires est important. Mais il faudrait aller plus loin dans la démarche et y ajouter le moyen de transport. Le train est moins polluant que le camion, qui l’est moins que l’avion.» En outre, la localisation devrait être indissociable de la saisonnalité. Il s’agit aussi d’intégrer la filière des prix qui permettent de payer correctement les producteurs. «Les circuits courts sont ce vers quoi il faut tendre, précise Antoine Besson. La Fédération romande des agricultures contractuelles de proximité représente un bel exemple. Les fermes qui y sont affiliées proposent des paniers et des cornets à emporter ou vendent leurs produits au marché.» Pour l’instant, la vente directe en circuit court représente moins de 5% de parts de marché en Suisse. Il ne faut pas oublier que notre pays ne se suffit pas à lui-même, car il ne produit qu’une calorie sur deux. Le reste est importé. «Passer au commerce de proximité nécessiterait une transformation drastique de notre société, relève Antoine Besson. Et cela entraînerait la disparition des grands supermarchés sous leur forme actuelle.»