Une recherche met en évidence le potentiel esthétique, fonctionnel et économique de produits créés à partir du développement de matériaux respectueux de l’environnement.

TEXTE | Marco Danesi

Des sacs de couchage en cellulose d’algues brunes. Des urnes funéraires à base de blanc de champignon. La balle de riz transformée en crayons de couleur. Une hache moulée dans de la fibre de lin. Des tongs comme des sandwiches de granulés de caoutchouc. Il s’agit de quelques exemples d’objets que des étudiant·es de l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO ont conçus et réalisés dans le cadre d’une recherche sur les esthétiques de la durabilité.

À l’ère des changements climatiques, la ou le designer de produit est appelé à découvrir et façonner des matériaux durables pour créer des objets respectueux de l’environnement, en plus d’être utiles et captivants. Forte de cette «vérité», l’ECAL, sous l’impulsion du designer Thilo Alex Brunner, a proposé aux étudiant·es en design industriel de revoir de fond en comble leur façon de travailler. Au lieu de se limiter à élaborer les formes, couleurs ou l’apparence de leurs produits, ils ont été invités à interroger le caractère de divers matériaux durables pour en tirer leurs réalisations.

Au bout de deux ans, la recherche a abouti à une série de créations, comme autant d’exemples concrets d’esthétiques possibles de la durabilité, le pluriel étant primordial. Le tout est raconté, réfléchi, assemblé dans une publication éditée en 2021 sous la direction de Thilo Alex Brunner, Aesthetics of Sustainability. Chris Lefteri, maître à penser la matière, reconnu mondialement, explicite l’ambition de la recherche dans la préface de l’ouvrage. Il reprend la question que l’architecte américain Louis Kahn posait à ses étudiant·es: «What do you want, Brick?» (Qu’estce que tu veux, Brique?). Au lieu de forcer les matériaux à rentrer dans un moule, il s’agit de les faire parler, de les écouter et seulement ensuite de forger des produits comme autant de « défis lancés à la matière en mettant les mains dans le cambouis sans se limiter à des connaissances théoriques», suggère Chris Lefteri. La recherche, impliquant 14 étudiant·es, a pris au pied de la lettre la question du célèbre architecte américain. Elle en a fait son programme et sa méthode.

La recherche de l’ECAL s’est articulée autour de trois phases distinctes: un inventaire des matériaux durables existants, l’expérimentation des matériaux retenus et la production d’un objet à partir de ceux-ci.

Inventaire des matériaux durables existants

Ce qui paraît évident de nos jours l’était moins il y a cinq à six ans en arrière au moment où l’idée de la recherche a germé. Cela lui conférait, à l’époque déjà, son originalité. Dans l’esprit de Thilo Alex Brunner, il s’agissait de changer la perception stéréotypée de ces matériaux durables – «chers, de piètre qualité et pauvres esthétiquement» – et de montrer qu’ils pouvaient susciter des démarches inédites. La recherche de l’ECAL s’est alors articulée autour de trois phases distinctes: un large inventaire des matériaux durables existants; l’expérimentation par les étudiant·es d’un matériau spécifique; la production d’un objet à partir des matériaux retenus, en partenariat avec des entreprises. Le designer industriel lausannois Christophe Guberan a piloté l’inventaire des matériaux présents sur le marché, dont 80 sont listés dans le livre: «Nous avons inclus des spécimens intéressants pour le design de produit sans pour autant nous attarder sur les avantages et les désavantages du point de vue de la durabilité.» Ce sera le but de la deuxième étape de la recherche: explorer et détailler le potentiel écologique, esthétique, fonctionnel et économique des matériaux.

«Il s’agissait d’aller plus loin que leurs emplois connus, de tester les matériaux dans tous les sens et par tous les moyens», indique Augustin Scott de Martinville, professeur à l’ECAL responsable de ce maillon de la recherche. Les étudiant·es ont alors expérimenté la matière, mise à l’épreuve. Ils ont pressé, étiré, chauffé, malaxé, frotté des fibres, des granulats, des déchets de riz, de la mousse de cellulose, des champignons ou de la laine de bois pour en apprécier et analyser la texture, la résistance, la finesse. Puis, ils ont rendu des rapports sous la forme de séries d’échantillons et de descriptions détaillées des qualités techniques, des applications connues, des avantages et des faiblesses, des usages possibles, des opportunités de développement industriel des matériaux. À partir de ces échantillons, chaque étudiant·e – sous la conduite de Camille Blin, responsable du Master design de produit et professeur à l’ECAL, et en collaboration avec une entreprise partenaire locale ou proche géographiquement – a réalisé un objet avec le matériau retenu.

Interroger les techniques et processus de fabrication

Au terme de cette phase, les auteurs de la publication ont classé les différentes démarches mises en oeuvre – inconscientes, intuitives ou délibérées – en sept catégories, comme autant d’approches, voire de préceptes ou d’outils vers des esthétiques de la durabilité (lire ci-contre). «S’intéresser uniquement à la durabilité des matériaux ne suffisait pas, note Christophe Guberan. Il fallait également interroger les techniques, les processus de fabrication et de production de manière créative.» Par exemple, faut-il adapter les dispositifs traditionnels de tissage aux fibres issues des algues? Ou plutôt repenser ces fibres en fonction des machines existantes?

Dans un premier temps, certes, la recherche entendait valoriser les qualités de matériaux prometteurs vers la transition écologique, rendre ces produits «désirables», voire dégager des débouchés industriels et commerciaux. Dans la suite de la réflexion, cependant, à la lumière des résultats de la recherche, c’est tout le système productif, avec sa philosophie, sa logique, sa rationalité qui pourrait être affecté. Ala Tannir, architecte et commissaire d’exposition, en esquisse la portée révolutionnaire dans sa postface à Aesthetics of Sustainability: «La question peut-être la plus fondamentale concernant l’esthétique de la durabilité est de savoir si la production industrielle est sa véritable finalité. (…) La commercialisation des expérimentations, telles que celles décrites dans ce livre, et l’accumulation du capital ne seraient alors pas le seul objectif. (…) On pourrait en effet envisager un réseau d’infrastructures locales et régionales autosuffisantes ou quasi autosuffisantes où la croissance se mesure à l’aune du bien-être des personnes, ainsi que de l’usage responsable et durable des ressources.» Ou comment la beauté troublante de granulats de caoutchouc pourrait, tôt ou tard, bouleverser le monde.


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Les démarches liées aux esthétiques de la durabilité

Re-imagine
revoir l’utilisation des machines en fonction des connaissances sur les matériaux.

Re-organise
constituer de nouveaux produits par l’alliage de rebuts.

Re-appropriate
dépasser l’usage connu et courant d’un matériau ou d’un produit.

Re-direct
changer de paradigmes, au lieu de fabriquer les matériaux, les cultiver, notamment.

Re-consider
revisiter l’utilisation de matériaux traditionnels (bois ou laine) à la lumière des nouvelles technologies.

Re-combine
combiner des matériaux pour en découpler la performance.

Agents
élaborer colles, liants ou colorants aussi durables que les matériaux.