Un jour ou l’autre, nous sommes tous confrontés aux limites de la théorie. Une psychologue, une enseignante spécialisée, un musicien compositeur, une chasseuse de jeunes talents et un étudiant racontent leurs expériences.
TEXTE | Sabine Pirolt
IMAGES | Hervé Annen
«La théorie peut pénaliser l’action»
Brice Achermann, 23 ans. Étudiant à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO, Yverdon
De son enfance passée en pleine nature à Miex (VS), entouré de ses trois petites soeurs, Brice garde un souvenir heureux. Sa scolarité terminée, il choisit la voie duale. «J’en avais plein l’os de l’école.» Après plusieurs stages, il se lance dans un apprentissage de polymécanicien. Il aime les deux jours hebdomadaires d’école. «Je ne me disais jamais: ‹À quoi ça sert cette théorie?› Tout ce que j’apprenais, je pouvais le mettre en pratique.» Est-ce que les limites de la théorie l’ont rattrapé un jour? «Oui, par exemple, une vitesse de coupe est indiquée pour les outils dans une certaine matière, mais dans la pratique, elle peut être trop rapide et brûler les outils.» De fait, c’est surtout à l’armée, où il était grenadier, qu’il a pu constater les limites de certaines théories. «Avant de lancer une grenade, je dois crier ‹Achermann, grenade› et ceux de mon groupe doivent répéter cela chacun à leur tour, avant que je ne m’exécute… Ce processus est ok lors des entraînements, mais en cas de guerre…» De même, lors d’autres scénarios de combat en milieu urbain, où les surprises sont nombreuses et l’improvisation est de mise, il a pu constater que «la théorie peut pénaliser l’action». Son armée terminée, le Valaisan s’est lancé dans un Bachelor en ingénierie et gestion industrielles à Neuchâtel. «Dans les sciences dures, les maths ou les statistiques, on peut chercher longtemps pour trouver les limites. Il y a toujours des théorèmes, une matière sur laquelle s’appuyer. Il n’en est pas de même pour les sciences molles. Je pense à un cours de management humain. La relation à la motivation et l’esprit d’entreprise me semblaient niais.» Dans une année, son diplôme en poche, Brice pourra devenir chef d’une ligne de production. «Mais les professeurs n’ont pas de certitudes, vu que nous sommes les premiers à suivre cette filière. Avec de la chance, la réalité dépassera la théorie…»
«Ma vision du bien n’est pas celle de l’autre»
Claudia Gallo, 34 ans. Enseignante spécialisée, comédienne, fondatrice de l’association Alma, Lausanne
Les limites de la théorie, Claudia Gallo les a expérimentées dans pas moins de trois domaines. À 34 ans, cette Lausannoise, fille d’un couple d’Uruguayens venus travailler comme infirmiers en Suisse, a plus d’une corde à son arc. Son Master d’anthropologie en poche, elle poursuit son rêve. Devenir comédienne. Elle terminera le cours Florent (trois ans) en accumulant les petits jobs, avant de décrocher ses premiers rôles. Son constat? «Pour moi, l’art est dans l’instinct. Si l’acteur n’arrive pas à une vérité émotionnelle, on est dans le faux. On arrive à la limite de la théorie.» La comédienne vaudoise restera encore trois ans à Paris. «La vie y est trop dure et les comédiens sont souvent maltraités durant les castings.» De retour en Suisse, elle se lance dans l’enseignement du français aux jeunes migrants. En plus de six ans de pratique enseignante, Claudia Gallo – qui suit actuellement les cours de la Haute école pédagogique à Lausanne – a pu constater que dans la théorie pédagogique, il y a souvent beaucoup d’idéal. «La réalité du terrain est bien différente, surtout avec les jeunes migrants. On peut avoir les plus belles théories sur l’éducation, si on n’est pas capable d’être en lien avec la personne qui apprend, ça ne sert à rien. Il faut également de l’empathie, le sens de l’improvisation et de l’adaptation.» De fil en aiguille, ses nombreuses rencontres avec les migrants l’ont amenée à créer l’association Alma qui propose des activités (kick-boxing, cours de natation) pour ces mineurs venus du monde entier. Dans ce domaine également, elle a appris les limites de la théorie. «C’est beau de vouloir aider les gens, mais dans la pratique c’est différent. Quand on a un idéal, il est construit sur notre culture et notre propre vision du monde. Mais le plus important, c’est de tenir compte des besoins et de la culture de l’autre. Et pour ça, il faut toujours se remettre en question. Ma vision du bien n’est pas forcément celle de l’autre.»
«Pour transformer un projet en startup, on doit se jeter à l’eau»
Caroline Widmer, 41 ans. Directrice de -Pulse Incubateur HES, Genève
Rencontrer Caroline Widmer, c’est prendre une dose d’énergie. La directrice de -Pulse Incubateur HES entraîne sa visiteuse dans les étages où étudiants et diplômés de la HES-SO Genève développent des projets susceptibles de se transformer en startup. C’est ici, dans les anciens bâtiments de la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève de la rue de Lyon, que la théorie se transforme en pratique. Quelles sont les limites du processus? «On aura beau donner des conseils, des ateliers ou des formations sur le marketing, qui certes aident à acquérir des compétences entrepreneuriales, le plus important reste de se jeter à l’eau.» Par exemple, les «jeunes pousses» dont les projets sont sélectionnés reçoivent un coaching professionnel de six mois, puis doivent aller au contact de clients potentiels. Et certains n’osent pas. Pour la Genevoise d’origine franco-suisse, les limites de la théorie… Ce n’est pas de la théorie. Elle s’y est heurtée durant toute sa formation. Élève d’une école internationale près de Genève, elle a d’abord goûté aux joies du «faire»: cours de dessins, de danse et de théâtre. À 13 ans, elle poursuit sa scolarité à Lyon, en internat, chez les Chartreux. Bonjour la surdose d’abstraction: la jeune fille s’ennuie. C’est sans doute cet excès de sécheresse qui l’amènera à étudier à l’Université McGill de Montréal où elle obtiendra un Bachelor en commerce international. «Passionnants, les cours étaient complétés par une grande dose de participation. Un mélange idéal pour moi qui ai besoin d’évoluer par l’action.» Son parcours professionnel passera par l’Espagne et l’Organisation mondiale du tourisme, avant de la ramener à Genève où elle sera marketing manager dans une entreprise sociale, pour ensuite passer dix ans aux côtés d’un conseiller d’État, comme chargée de communication.
«Un psychologue doit reconnaître ses limites»
Emna Ragaragarma Pardos Psychologue, 52 ans. Cofondatrice de l’Association suisse pour la psychothérapie centrée sur les émotions, Genève
Une mère vaudoise et un père d’origine tunisienne, la petite Emna a grandi dans une famille multiculturelle où les valeurs humaines sont importantes. À l’adolescence, c’est l’écologie qui la porte. Elle se lance dans un Master en biologie moléculaire, puis dans la recherche. Mais finir sa vie dans un laboratoire ne l’enchante guère. En parallèle, elle commence des études de psychologie. Lorsque son mari part au Canada, la jeune femme décroche un stage à l’Université McGill de Montréal. «Alors qu’ici, on théorise trop, là-bas, les études sont cliniques. On assiste à des thérapies derrière un miroir.» De retour en Suisse, elle travaille aux HUG durant 15 ans avant de se mettre à son compte. Sa spécialisation: la psychothérapie intégrative qui comprend la psychothérapie centrée sur les émotions (Emotion Focused Therapy, EFT). Évoquant le métier de psychologue, elle constate: «Au début de ma carrière, j’étais dans la théorie. Plus on intègre la théorie, plus on en voit les limites. Cela me fait dire qu’il faut garder l’esprit ouvert et toujours continuer de se former.» Si à ses yeux l’EFT est une des thérapies de couple les plus efficaces, elle se heurte, elle aussi, à ses limites. Un exemple? «Si le couple est déjà mort, s’il n’a plus de relations sexuelles depuis deux ou trois ans, il peut être difficile de le réveiller.» Autre limite à laquelle la psychologue est confrontée: la maltraitance. «S’il y a une telle dynamique dans un couple, c’est stop!» Si l’expérience est l’une des qualités d’un psychologue, la reconnaissance de ses propres limites est un bénéfice tout aussi appréciable «C’est pour cette raison que je travaille en réseau avec un coach sportif, un acupuncteur ou une art-thérapeute.»
«En art et en musique, il faut de l’émotion: cela ne se théorise pas»
Julien Boss, 43 ans. Pianiste, compositeur et enseignant à la Haute École de Musique de Lausanne – HEMU – HES-SO
Résumer cent ans de solfège et d’harmonie en 52 leçons sur deux ans, voilà une limite à laquelle est confronté Julien Boss lorsqu’il donne ses cours à la Haute École de Musique de Lausanne – HEMU. Cette première contingence surpassée, ce pianiste compositeur n’est pas sorti de l’auberge. «La théorie nous montre les bonnes pratiques. Mais avec la musique, on est dans l’art et les émotions. Et les émotions, on ne peut pas les théoriser. Elles s’apprennent en vivant les choses, en ayant des relations sociales, en regardant ce que les grands musiciens ont fait.» Ce Vaudois de 43 ans sait de quoi il parle. La musique, c’est d’abord en autodidacte qu’il la découvre. Une mère qui joue dans un orchestre de chambre amateur, un père passionné de free jazz, Julien Boss se met au piano vers 8 ans. «Je repiquais des trucs entendus à la radio, j’improvisais.» Il suit une année de classique, puis quatre de cours de blues, pop et improvisation jazz. Mais comme ses études lui laissent de moins en moins de temps, il abandonne les leçons de piano. Il se lance dans un apprentissage d’électronicien, puis suit une formation de trois ans pour devenir informaticien, tout en travaillant aux CFF. «Je n’ai jamais abandonné la musique. C’était ma soupape. Je jouais dans un groupe de rock.» À 27 ans, sa vie est confortable, mais il veut du changement. Il fait l’année de préparation à l’École de jazz et de musique actuelle (EJMA) et finira ses études en 2012. «Pendant ces cinq ans, j’ai pompé beaucoup de connaissances. Il m’a fallu quelques années pour digérer cette matière, retrouver ma créativité originelle. J’ai gentiment remâché cette théorie, et aujourd’hui, je peux jouer et composer de manière plus riche.» Son enseignement se nourrit de son activité de concertiste, il cherche à transmettre les outils nécessaires pour une vie d’artiste. «La musique montre qu’un autre monde est possible, dont les valeurs sont le partage, la beauté, les couleurs, le ressenti. Allez enseigner ça aux étudiants… Ce n’est pas facile, mais pas impossible.»