La théorie du jeu des acteurs a peu intégré les évolutions esthétiques des trente dernières années, avance Laurent Berger, qui entend combler cette lacune. Metteur en scène et enseignant-chercheur, il est maître de conférences à l’Université Paul-Valéry Montpellier III et intervenant-chercheur à La Manufacture-Haute école des arts de la scène à Lausanne – HES-SO. Depuis 2019, il y dirige un projet de recherche soutenu par le FNS, consacré à l’acteur en Europe et aux Amériques.
TEXTE | Marco Danesi
Quels sont les objectifs de votre recherche Être et jouer?
À partir de la mise en oeuvre et de l’observation du travail des processus de répétitions, nous cherchons à savoir comment le décloisonnement contemporain des disciplines peut nous conduire à une théorie de l’interprète plus mobile, transversale.
L’acteur a un certain nombre de fonctions, en particulier celles liées au personnage, qui ont déjà été réfléchies par de nombreux théoriciens, comme Stanislavski ou Brecht, entre autres. Mais aujourd’hui, on a des interprètes qui font davantage que montrer qu’ils jouent un personnage. En réalité, parfois, ils ne jouent plus de personnage du tout. Ils se situent quelque part entre eux-mêmes et une entité fictive que l’on ne peut pas appeler personnage. À cela, il faut ajouter l’arrivée au théâtre d’éléments venant de la performance et de la danse qui apportent des paradigmes d’autres disciplines.
Il s’agit de penser cette nouveauté dans son ensemble et de repérer les outils du travail théâtral qu’il faut conceptualiser à la lumière des évolutions récentes de l’esthétique de la scène. On passe alors par la salle de répétition pour identifier ce qui persiste des théories passées tout en mettant en évidence les éléments nouveaux auxquels il faut donner une solidité théorique, aussi cohérente que les notions de «psychologie du personnage» ou de «ses intentions» qui ont soutenu l’art de l’acteur jusqu’à récemment.
Est-il possible au théâtre, en partant de pratiques très diverses, de dégager des éléments communs articulés ensuite dans une théorie?
Sans doute. Il y a dans la pratique artistique une part de mystère, d’inspiration ou de talent qui échappe à l’observation. Mais il y a aussi un artisanat, une praxis partageable. Notre recherche porte sur cette part partageable. Tout n’est pas dans le secret. Cela remet en cause l’idée d’une singularité absolue du travail artistique que certains aiment cultiver.
Un bon exemple de cette part partageable concerne ce que l’on appelle «le cadre imaginaire d’un spectacle». C’est-à-dire la façon dont on alimente un spectacle, non pas par l’interprétation d’un texte, mais par l’invention d’un discours fictif, pas forcément explicite sur scène, mais qui offre à l’interprète les matériaux dont il peut se servir et dont la construction est l’un des enjeux du processus de répétition.
Dans sa série Persona, le photographe slovène Primoz Korosec a fait 26 portraits des acteurs les plus primés de son pays. Ce projet l’a placé face à l’ambiguïté de capturer la globalité d’une identité individuelle sur une surface plane et statique. Il se pose alors la question de savoir de quelle identité on parle, étant donné que la théorie sépare habituellement ces entités : l’identité comme image de soi, l’identité comme un ensemble de qualités attribuées à un individu par les autres, ou l’identité en tant que membre de différents systèmes sociaux.
C’est pourquoi vous voulez «confronter différents acteurs et metteurs en scène à des processus de création comparables scientifiquement». Comment?
L’idée, c’est de proposer à tous les participants de répéter une séquence de jeu selon un protocole commun, comme si on la créait dans un spectacle. À partir de ce format commun, des comparaisons sont possibles. On peut identifier des éléments transversaux, des outils qui nous permettent de circuler d’une esthétique à l’autre.
Mais comment, à partir de ces éléments, peut-on constituer une théorie?
Nous allons développer un lexique analogique du travail de l’interprète; un lexique qui va intégrer les visions et les usages de plusieurs artistes. Aujourd’hui, non seulement les définitions sont volatiles, mais elles sont multiples, même chez un seul artiste. La théorie issue de ce projet de recherche prendra forcément en compte cette multiplicité.
On se doit, pour refléter cette volatilité, d’écrire une théorie du multiple pour les interprètes. C’est une des intuitions que nous avons à ce stade du projet. À la fin, nous n’aurons pas une théorie univoque, ni une sorte de synthèse des pratiques, mais une théorie fluide et plurielle, traversée par chacune de ces pratiques.
Une théorie fluide en est-elle toujours une?
Bien sûr. Il s’agit bien d’une réflexion méta-artistique. Mais qui s’articule vraiment autour de plusieurs pratiques. Voilà pourquoi l’équipe de recherche est extrêmement large, en mesure de conceptualiser le plus grand nombre d’approches distinctes.
Quelles sont les limites de votre démarche?
Chez un romancier, même si nous avons accès à tous les brouillons d’un de ses romans, on ne percevra pas l’essentiel de son mystère, car rien ne l’oblige à rendre explicites les modes de fabrication de l’oeuvre. Au théâtre, en revanche, une part de la genèse de l’oeuvre s’exprime de façon explicite, elle se communique. Une partie du mystère de la fabrication est dévoilée dès qu’on entre dans la salle de répétition où on a accès à ce qui est en amont du brouillon de l’écrivain. Le metteur en scène doit communiquer avec ses interprètes pour pouvoir agir sur l’oeuvre et l’acteur. À partir de là, certains aspects de la fabrique du jeu deviennent observables.
Toutefois, cela s’arrête au seuil de l’interprétation de l’acteur, ce qui par définition reste intuitif, non explicite. Autrement dit, on ne pourra pas formaliser ce qui se passe chez un acteur transformant l’indication du metteur en scène en jeu sur scène. En physique, on appelle cela le «réel voilé ». On sait que l’inconscient de l’interprète existe, mais il ne se révèle pas forcément à l’observation, ni à la théorie. Il faut d’ailleurs que cette dernière s’arrête à ce seuil pour éviter qu’elle ne devienne sur-interprétative. L’enjeu ici est vraiment le partage des connaissances et non l’expression d’une subjectivité lyrique qui a ses vertus, mais qui reste essentiellement personnelle. C’est pour ça que l’on invite les acteurs à parler, à verbaliser. Par le passé, les théories du jeu ont été élaborées essentiellement par des metteurs en scène. Avec notre recherche, nous voulons alimenter la réflexion par le point de vue des comédiens.
Cette recherche est liée à une période précise de l’évolution des arts de la scène. La théorie que vous allez produire aura donc une durée de vie limitée.
La théorie sur l’art vivant a une durée de vie courte, peut-être 10 à 20 ans. Cela ne l’empêche pas de constituer une force de référence au-delà de cette durée. Nous en avons l’espoir en tout cas. Les théories suivantes pourront se constituer sur ce socle. C’est parce qu’il y a eu un vide pendant 30, 40 ans, qu’on s’intéresse aujourd’hui à rebâtir quelque chose de plus systématique. La théorie est contrainte d’évoluer au rythme des pratiques. Parfois, cependant, il est nécessaire de poser des jalons plus durables. C’est ce que nous voulons faire.
Ce besoin de théoriser les pratiques théâtrales suscite-t-il des résistances?
Oui, une partie de notre métier est réfractaire. Notamment en France, où il y a une véritable réticence à déconstruire le travail de l’artiste, à en faire un objet d’étude. Notre projet veut dépasser ce clivage entre théorie et pratique, entre démarche scientifique et culte de l’artiste inné. Notre travail consiste, entre autres, à faire prendre conscience, surtout aux interprètes, qu’ils ont des éléments essentiels de la théorie du jeu en eux. Et à les rendre explicites.
Les mots des chorégraphes
Les pratiques de composition en danse se trouvent au coeur d’une enquête où la singularité des expériences se dévoile dans un vocabulaire pluriel, irréductible, au plus près de la fabrique des oeuvres.
«Les artistes développent des discours particulièrement fins au sujet de leurs pratiques», fait remarquer Yvane Chapuis. Forte de ce constat, et avec deux autres complices 1* Myriam Gourfink est chorégraphe et mène une activité de recherche en danse depuis de nombreuses années. Julie Perrin est enseignante-chercheuse au département danse de l’Université Paris 8 Saint-Denis et membre de l’Institut universitaire de France., la responsable de la Mission recherche de La Manufacture – Haute école des arts de la scène à Lausanne – HES-SO a réuni dix chorégraphes pour décrire l’élaboration de leurs pièces.
Le résultat se retrouve dans l’ouvrage Composer en danse, édité aux Presses du Réel en 2020, égrenant un – non pas le – vocabulaire de la création chorégraphique d’aujourd’hui. «Nous voulions être au plus près des opérations qu’effectuent des chorégraphes», précise Yvane Chapuis. Les vingt entrées retenues, telles que «choix», «transition», «transposer», «structure», etc., qui balisent le corps du livre, mettent l’accent sur la «singularité de chaque expérience» dans le langage particulier de chaque artiste.
Sous «pratiques», par exemple, se référant au travail collectif pendant les répétitions, il n’est pas rare que parmi les chorégraphes interrogés certains utilisent un vocabulaire imagé, tel que l’«usure des nerfs» à laquelle recourt Marco Berrettini. Ou encore «faire un fumier», propre à Loïc Touzé. Ce lexique «vivant, imagé, accessible» n’a pas vocation à se constituer en théorie de l’art chorégraphique, ni à identifier les grands principes de la composition d’une pièce. Sans réfuter l’intérêt de ces approches, Composer en danse sonde et éclaire la part irréductible de chaque démarche plutôt que d’identifier à grands traits des éléments communs et récurrents.
La recherche sur l’art, note Yvane Chapuis, «a tendance encore à négliger l’intérêt du discours des artistes sur les méthodes qu’ils déploient». Les trois chercheuses passent alors au peigne fin l’ensemble du processus de création, de la constitution d’une équipe à la relation que l’oeuvre entend établir avec le spectateur. Elles explorent les décisions qui président à l’assemblage de chaque élément nécessaire à toute forme de composition ou encore des questions aussi techniques que la façon dont on passera d’une séquence à l’autre, qui fait l’objet d’un chapitre entier.
L’ouvrage laisse ainsi toute la place aux propos des chorégraphes réunis pour cette enquête, et les met en perspective au moyen d’une approche plus académique de l’histoire de la composition en danse au siècle dernier. Le projet est moins de défier les limites de la théorie que d’éviter qu’elle appauvrisse l’acuité de la parole des chorégraphes. Ces propos se croisent, s’entrechoquent, se répondent rassemblés et recomposés pour une approche comparative qui structure le corpus du livre, la partition finale se lisant à la manière d’un dialogue polyphonique.