Gregory Stauffer, performeur et chorégraphe, applique les principes de la permaculture au travail de création. Il expérimente des partitions où les corps et les âmes s’ensauvagent dans une forêt. Une manière selon lui de s’émanciper de l’opposition stérile entre besoin et désir.
TEXTE | Marco Danesi
Le chorégraphe Gregory Stauffer danse comme on cultive en permaculture. Depuis juin 2021, dans une forêt près de Bienne, il mène une recherche dans le cadre de la Mission recherche de La Manufacture – Haute école des arts de la scène à Lausanne – HES-SO. Y sont inclus d’autres créatrices et créateurs, des chercheur·es ou des groupes d’étudiant·es. Ici, danser est à prendre au sens large. Il s’agit de «faire du mouvement» avec la nature pour façonner «des modes de travail créatifs autonomes, durables et résilients», énonce le performeur.
En l’écoutant raconter les virées corps-à-corps dans les bois, le projet s’éclaire d’une sorte d’évidence. La permaculture, théorisée dans les années 1970 par les Australiens Bill Mollison et David Holmgren1Bill Mollison (1928-2016) est biologiste et David Holm- gren, né en 1955, est essayiste. Ensemble, ils ont théorisé le concept de permaculture dans les années 1970, en se basant sur les travaux du Japonais Masanobu Fukuoka (1913-2008). Le mot-valise permaculture provient de la contraction de «permanent» et «culture». Il se réfère à des méthodes qui permettent aux terres de maintenir leur fertilité., a pour aspiration de créer des habitats humains plus autonomes, durables et résilients. Elle s’apparente à un appel à l’essentiel et à une certaine sobriété, tant spirituelle que matérielle. On prend soin de la nature (les sols, les forêts, l’eau et l’air), de l’humain (soi-même, la communauté et les générations futures), on limite la consommation et la reproduction et on partage. Dans le travail de la terre, en particulier, sont bannis les engrais chimiques, les pesticides, les machines lourdes. On se cale sur les cycles naturels des saisons et des jours.
La permaculture s’applique certes aux potagers, aux jardins. Mais, précise Gregory Stauffer, «elle traduit en même temps un désir de transformation éco-social». Autrement dit, la permaculture est une invitation à changer l’agriculture et le monde, à l’affranchir «de l’idéologie capitaliste et de ses desseins d’expansions transhumanistes et spatiales». Dès lors, quoi de plus «naturel» pour Gregory Stauffer que d’engager la danse sur les chemins de la permaculture où le corps devient l’égal du sol.
La permaculture comme méthode
Son projet de recherche vient de loin. Au début des années 2000, Gregory Stauffer fréquente l’école des Beaux-Arts de Genève, ancêtre de l’actuelle Haute école d’art et de design (HEAD-Genève) – HES-SO. À cette époque, se souvient-il, il vit pendant un hiver en ermite dans une forêt du Jura. Il s’intéresse aux plantes sauvages et médicinales. Il découvre le land art, notamment les travaux d’Andy Goldsworthy, auteur de sculptures éphémères dans des sites naturels ou urbains. Gregory Stauffer s’initie également au potager. «J’observais une espèce de synchronicité entre les deux: travailler en plein air, utiliser des objets trouvés, composer avec la météo, appréhender les rythmes du vivant entre le jour et la nuit», décrit-il.
De fil en aiguille, le jeune étudiant d’alors expérimente un retour aux besoins essentiels avec l’éco-jardinage, «la vie de la terre, la graine qui pousse, le compost…» jusqu’à en faire le terreau de son travail artistique du point de vue conceptuel, philosophique et éthique. Vingt ans plus tard, land art, permaculture, danse, performance confluent dans cette recherche au long cours en dehors des cadres institutionnels habituels, sans l’objectif de se matérialiser en spectacle. Juste être, être juste, paraphrasant une exclamation célèbre du cinéaste Jean-Luc Godard.
Douze principes2David Holmgren théorise les 12 principes de la permaculture dans son livre Permaculture : Principles and Pathways Beyond Sustainability (2002): observer et interagir, capter et stocker l’énergie, obtenir une production, appliquer l’autorégulation et accepter la rétroaction, utiliser les ressources et les services renouvelables, ne produire aucun déchet, la conception des motifs aux détails, intégrer au lieu de séparer, utiliser des solutions lentes et à petite échelle, se servir de la diversité, utiliser les bordures, être inventif face au changement. fondent la permaculture. En termes chorégraphiques, ces principes renvoient aux «scores» (partitions). Ils peuvent donc servir à susciter, créer les mouvements. «On peut s’y référer tels quels, explique Gregory Stauffer, à l’image du premier – observer et interagir – qui peut donner lieu à des improvisations dans un espace ou un site donnés.» Ces principes-partitions demeurent très ouverts et laissent beaucoup de place à l’inspiration du moment, à l’interprétation, ce qui s’avère fondamental pour le chorégraphe. «Il s’agit d’invitations à se mettre au travail», formule-t-il. La permaculture devient ainsi le procédé de recherche. Elle fournit les outils et les protocoles de travail, entre art et science, apprendre et créer, faire et réfléchir.
Créer du corps
Le corps est ici primordial. Il est un et multiple: physique, émotionnel et mental, à la fois individuel et collectif. Comme dans la permaculture où l’on crée du sol, il s’agit de créer ici du corps, la matière première du travail. On va l’enrichir en moyens et matériaux pour la création. Soigné, labouré, mis en mouvement, le corps se régénère, oeuvre en constant devenir. En citant Perrine et Charles Hervé-Gruyer (Permaculture, guérir la terre, nourrir les hommes), Gregory Stauffer vise le non-agir, soit «un positionnement intérieur parfaitement ajusté». Voilà pourquoi les participant·es se placent dans l’environnement les yeux fermés, à l’écoute, disponibles. Ils vont vers le monde et laissent venir le monde. Au croisement du land art et de la chorégraphie, la pratique de Gregory Stauffer se déploie toujours en étroite relation avec un lieu, ici la forêt de Malvaux dans les environs de Bienne.
«La forêt représente un espace de résistance et d’apprentissage», répond le chorégraphe quand on lui demande pourquoi un tel lieu. La forêt n’est pas un simple décor. Elle est considérée comme un partenaire actif qui contribue à la création artistique. Elle contient déjà en partie les possibles. C’est un lieu de désir(s), de perception(s), d’expérience(s). Pour ce faire, rappelle Gregory Stauffer, il faut accepter l’incertitude, et par là éveiller l’attention, épouser littéralement le sol, les fourrés, les arbres, les réticules de racines pour en palper les matières, savourer les parfums, se frotter aux aspérités, se caler sur les tempos des métabolismes végétaux et animaux. Des photos montrent les participant·es qui font corps avec la forêt. Ils rampent, ils grimpent, ils glissent, puis s’immobilisent avant de se mettre en mouvement suivant des chorégraphies invisibles et spontanées. À force, le corps «devient voyant». Sa sensibilité se délie, s’amplifie. Au bout du compte, «on s’entraîne à la présence», récapitule Gregory Stauffer.
Une invitation à entrer en contact avec le monde
Pour en arriver là, la recherche avance à la lumière d’une question essentielle: «Où suis-je?», évacuant le trop nombriliste «Qui suis-je», s’émancipant également de l’opposition stérile entre besoin et désir. La question constitue une invitation à se situer, à entrer en contact avec le monde, à se demander «où est mon corps, où j’en suis dans mon travail de créateur, quelle place j’occupe au milieu des flux de relations et d’interactions avec mon environnement, humain, animal, végétal, spirituel, affectif, cognitif…».
Le questionnement alimente des cartographies qui proposent des systèmes d’orientation. Comme un panneau signalétique qui regroupe des ressources, des suggestions, des modes d’emploi qui n’ont rien de figé ni rien d’une recette.
Ces cartographies sont ouvertes, évolutives dans certains cas, éphémères. Elles instiguent la prise de conscience. Elles génèrent des savoirs. Elles engendrent les conditions – l’humus – de la création. À la manière dont on prépare le sol de la permaculture. «Afin que ça pousse», se réjouit Gregory Stauffer.
Rétroagir pour un engagement artistique durable
Le performeur et chorégraphe Gregory Stauffer tient beaucoup au principe numéro quatre de la permaculture, «Autorégulation/rétroaction». Il considère que revenir sur ce que l’on a fait, le feed-back, représente un moment clé du processus créatif, surtout en groupe. Il regrette d’ailleurs qu’on ne lui prête pas l’attention qu’il mérite. «On consacre beaucoup de temps à l’avant, au réchauffement, à la mise en route, et peu à l’après», estime-t-il. Alors qu’il est fondamental, de son point de vue, de se demander: «Comment terminer une session de travail?»
La permaculture vise la création de jardins autonomes qui requièrent le moins de travail humain. L’artiste aspire au même cercle vertueux. Dans la pratique, on génère des feed-back dirigés – lister ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on ressent et ce que l’on imagine; lister ce qui a fonctionné ou pas – ou plus spontanés – rêves, rencontres imprévues, accidents. On pourra ensuite les partager, les communiquer par la parole, le texte, le dessin, le mouvement. Le but consiste «à conserver une mémoire active des ressentis, des imaginaires suscités par les sensations traversées, et rester en lien avec ce travail lorsque nous quittons le site», explique Gregory Stauffer. En un mot: aller vers un engagement artistique durable.