Un projet mené par des chercheurs en travail social développe une interface inédite entre les demandeurs d’emploi et les entreprises. Son but: contourner les facteurs discriminants comme l’âge ou l’origine.
TEXTE | Geneviève Ruiz
«Tout le monde peut à un moment donné de sa vie être confronté au chômage de longue durée, observe Michel Cornut, ancien chef du Service social de la Ville de Lausanne et secrétaire général de l’association ‹Cantons zéro chômeur de très longue durée›. Car pour décrocher un emploi, il faut parvenir à cocher les différentes cases exigées durant un processus de recrutement. Parmi elles, il y a celles, souvent explicitées par l’entreprise, en lien avec un diplôme ou une expérience professionnelle. Et il y en a de nombreuses autres, souvent tacites, liées à l’origine, au parcours de vie, à la santé ou encore à l’âge. Or même les individus qui parviennent à se former ou à échapper à un problème de santé finissent tous par atteindre la cinquantaine…»
Une étude récente de l’Institut sociologique de l’Université de Zurich et du groupe Adecco Suisse a constaté que parmi les chômeuses et les chômeurs, près de la moitié des plus de 50 ans recherchait un travail depuis plus d’un an, contre moins d’un tiers chez les 25-49 ans. Une autre recherche menée par l’EPFZ en 2017 était arrivée à la conclusion qu’une candidate ou un candidat originaire d’un pays asiatique avait 18,5% moins de probabilités de décrocher un entretien qu’une personne suisse. Ce même taux s’élevait à 17,1% pour les candidats d’Afrique subsaharienne et à 13,5% pour ceux provenant des Balkans. «Un autre problème est que, dans le domaine du chômage, la durée crée de la durée, dans le sens où plus on passe de temps au chômage, plus les chances de décrocher un entretien s’amenuisent», relève Michel Cornut.
La Suisse n’est pas le pays du plein-emploi
Certains secteurs économiques, comme la santé ou l’ingénierie, connaissent des pénuries et ne parviennent pas à recruter de personnel qualifié. Pourtant, contrairement à une croyance répandue, la Suisse n’est pas le pays du plein-emploi. Fin 2021, l’OFS comptabilisait plus de 220’000 personnes au chômage selon la définition du Bureau international du travail (BIT1Le BIT considère comme chômeurs les personnes âgées de 15 à 74 ans sans emploi au cours de la semaine de référence de l’enquête, disponibles pour travailler, activement à la recherche d’un emploi ou qui ont trouvé un emploi pour une date ultérieure, qu’elles soient inscrites ou non dans un Office régional de placement.), soit 4,4% de la population active. «Ce pourcentage ne prend pas en compte les personnes en sous-emploi, soit 7% de la population active selon les derniers chiffres disponibles, l’un des taux les plus élevés de l’Union européenne», précise Michel Cornut.
Dans une étude publiée en 2020 intitulée Le chômage en Suisse, quatre vérités pour un défi, Michel Cornut observe que sur environ 30’000 personnes qui entrent mensuellement au chômage en Suisse, 3’000 ne retrouveront pas d’emploi pendant la période d’indemnisation de dix-huit mois, et un peu plus de 1’000 seront définitivement privées d’emploi. Pourquoi des chiffres si élevés face à un marché de l’emploi dynamique? Selon l’étude précitée, moins de deux emplois sur dix seraient pourvus par des chômeurs locaux. Les entreprises sont nombreuses à recruter leurs candidats, plus jeunes et plus diplômés, dans l’Union européenne. Cela concerne tous les secteurs, y compris la construction, le transport ou la restauration. Résultat : trop de demandeuses et demandeurs d’emploi locaux restent sur la touche.
Les conséquences pour l’ensemble de la société ne sont pas des moindres: cela fait tout d’abord gonfler la note des services sociaux. Et la souffrance des individus concernés est immense. Ils sont nombreux à connaître des problèmes de santé physiques et psychiques. «Ils vivent une déqualification sociale et tendent à perdre confiance en eux», souligne Michel Cornut. Parce que le travail représente une condition d’appartenance à notre société, il s’agit d’un besoin social fondamental. Pour Stéphane Rullac, professeur en innovation sociale à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO, notre culture est profondément imprégnée par l’idéologie du mérite: «Il s’agit d’une fable tenue pour vraie, alors que le mérite est inégalement distribué et qu’il se transmet aussi par héritage. Ceux qui ne parviennent pas à apporter leur ‹contribution› par le travail rémunéré sont déconsidérés, exclus, invisibilisés. L’État apporte des réponses cliniques à leurs difficultés, dans le sens où leurs parcours individuels sont pathologisés. Or il s’agit d’un problème structurel.»
Une agence de placement inclusive
Michel Cornut en est convaincu, il n’existe pas de chômage incompressible et des solutions existent pour que chaque demandeur d’emploi puisse travailler. Les associations Caritas de Suisse romande ont fait appel à lui et ont créé l’association Cantons zéro chômeur de très longue durée en 2020. Son objectif consiste à créer une agence de placement inclusive, basée sur des procédés contournant les discriminations et obstacles présents dans les processus de recrutement traditionnels. «Nous proposons un modèle basé sur les activités maîtrisées par le candidat versus les activités à maîtriser pour un emploi», explique Michel Cornut. Aux oubliettes, le CV qui contient trop d’éléments discriminants et les annonces d’emplois aux concepts flous et souvent peu chargés de sens comme «autonomie et esprit d’équipe».
Pour chaque demandeur d’emploi, une agente ou un agent d’insertion définira non pas une liste de compétences, mais un profil expérientiel. «Il comprend toutes les activités que le candidat maîtrise en lien avec son parcours professionnel et de vie», explique Stéphane Rullac. «Gérer l’agenda des réunions de travail», «alimenter les machines en barres de métal», ou «communiquer aisément avec autrui»: les activités maîtrisées sont relevées de manière factuelle et neutre. Les expériences associatives ou privées sont tout aussi importantes que celles liées à un travail rémunéré. Une prostituée va ainsi maîtriser la négociation des prix, le trésorier d’une association la gestion d’une petite comptabilité ou un proche aidant une relation de soin. Le dernier volet du profil expérientiel comprend aussi les activités implicites, dont le candidat n’a souvent pas conscience et qu’il omettrait de mentionner dans un curriculum ou un entretien: une coiffeuse ou un coiffeur sait par exemple adopter une attitude en conformité avec une relation de service, ainsi que manipuler des ustensiles (ciseaux, etc.) selon un art. «Les activités implicites sont particulièrement importantes en termes de transférabilités, car elles se retrouvent dans plusieurs métiers, précise Stéphane Rullac. Un coiffeur maîtrise souvent des activités implicites exigées dans le domaine de l’horlogerie. Cela ouvre de nouveaux champs des possibles.»
L’agent d’insertion va également conduire un travail avec l’entreprise pour traduire un poste en activités maîtrisées. Il s’agira de rencontrer non seulement le personnel des ressources humaines, mais aussi le chef de bureau ou d’atelier ou les collègues, souvent mieux à même de décrire les tâches avec précision. «Au final, cette analyse s’avérera utile à l’employeur, considère Michel Cornut. Car l’objectif d’un recrutement consiste à trouver la perle qui sera en mesure d’accomplir une liste de tâches avec satisfaction et à long terme. Peut-être que pour tel poste de secrétaire de direction, la personne qui maîtrise le mieux les activités est un homme d’origine africaine de 53 ans? Il serait dommage de passer à côté de son potentiel.» Avoir obtenu un diplôme il y a quinze ans ou occupé tel poste dans une entreprise ne prédit pas forcément que la personne va maîtriser la liste d’activités propres à un certain poste dans une autre organisation. De plus, de nombreuses annonces d’emploi ne décrivent pas précisément les activités à maîtriser pour un emploi et utilisent des concepts relevant davantage du marketing. Michel Cornut donne l’exemple d’une annonce pour un poste de magasinier au rayon d’un grand supermarché. Elle exige un CFC, de l’expérience, ainsi que de l’autonomie, du dynamisme, un bon esprit d’équipe, ainsi que six autres soft skills. «Mais il n’est même pas fait mention de la maîtrise du transpalette, activité essentielle au poste et sans laquelle la sécurité des clientes et des clients ne serait pas garantie!» L’agent d’insertion précisera aussi avec l’entreprise à travers quel comportement, ou quelles activités, le candidat démontrerait, selon elle, son autonomie. Au final, la nouvelle annonce produite comprendra une liste d’activités à maîtriser sans mention de diplômes, d’années d’expérience ou de soft skills. «Ces derniers dépendent beaucoup de la structure de l’entreprise, si elle favorise l’autonomie ou le travail en équipe par exemple, souligne Stéphane Rullac. Ce n’est pas parce qu’une personne a démontré de l’autonomie dans un précédent travail qu’elle le sera aussi dans une nouvelle entreprise.»
Développement d’un système d’appariement intelligent
Pour développer sa méthode, l’association Cantons zéro chômeur de très longue durée a fait appel à une équipe multidisciplinaire de la HES-SO. Le projet est dirigé par Stéphane Rullac, avec la collaboration de Pascal Maeder, coordinateur du Centre suisse de compétence en recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités LIVES, Nathalie Gey de l’Institut de ressources en intervention sociale (IRIS), ainsi que d’une équipe de la Haute École Arc – HES-SO composée d’informaticien·nes et d’ingénieur·es. Baptisé Activities-Based Job Matching System, il a reçu un financement d’Innosuisse. Son objectif consiste à développer un système d’information (SI) permettant un appariement entre un candidat et une annonce d’emploi basé sur des algorithmes. «Nous avons constitué une base de données avec une sorte d’ADN des activités à maîtriser pour chaque métier, raconte Stéphane Rullac. Il a fallu être rigoureux pour garantir que les mêmes activités soient explicitées dans les mêmes termes, qu’elles décrivent une offre ou une demande d’emploi.» Le SI permettra de pondérer chaque tâche d’un emploi donné selon son importance, de même que l’appétence du candidat pour l’effectuer. Il indiquera également les activités que le candidat ne maîtrise pas et avec quel degré de facilité ce manque peut être comblé, en fonction notamment des ressources de l’entreprise.
Loïc Ray, adjoint scientifique au Groupe Conception de Produits Centrée Utilisateurs de la HE-Arc Ingénierie, a de son côté analysé les besoins des futur·es utilisatrices et utilisateurs du SI: «Il s’agit d’une interface complexe devant répondre à la fois aux besoins des recruteuses et des recruteurs, des candidats et des agents d’insertion. Il a fallu analyser leurs manières actuelles de travailler et de réfléchir pour concevoir une ergonomie qui prenne en compte ces logiques au niveau de la localisation de l’information ou de la présentation des fonctions. Pour que cela reste intuitif et accessible.» Le chercheur et son équipe ont aussi souligné l’importance du rôle et de la formation des agents d’insertion pour le bon développement de ce système basé sur l’intelligence artificielle: «Ils devront acquérir une bonne compréhension de ses limites dans le cadre d’un processus aussi relationnel que le recrutement.» Leur analyse et leur expérience seront essentielles pour évaluer, par exemple, si dans un cas précis il est suffisant qu’un demandeur d’emploi corresponde à 60% à un poste. «Parallèlement, tout en restant critiques avec ses résultats, ils devront faire confiance au système, relève Loïc Ray. Notamment en cas d’appariement non traditionnel, comme lorsqu’un poste dans le secteur horloger est proposé à un coiffeur.»
Actuellement en phase de test, le SI représente un outil innovant qui offrira de nouvelles possibilités aux demandeurs d’emploi et pas seulement pour les chômeurs de longue durée. C’est ce qu’espèrent ses concepteurs, qui tablent sur un taux de placement durable de 75% des candidats. Et pour ceux qui restent sur la touche, des emplois adaptés seront proposés avec un réseau d’entreprises partenaires, dont l’objectif sera de maîtriser les activités qui leur manquent pour obtenir un emploi.
«C’est révoltant d’être privé de travail contre son gré»
Thierry Faux, 63 ans, Travers (NE)
«Cela fait dix ans que je me suis fait licencier, témoigne Thierry Faux, habitant de Travers dans le canton de Neuchâtel, où il est arrivé de Paris durant la quarantaine. Je travaillais dans un call center. J’ai envoyé des centaines de dossiers de postulation sans jamais être convoqué à un entretien. Je frappais à toutes les portes, tentais d’activer mon réseau. C’est révoltant. Le plus dur est de ne jamais avoir l’opportunité de prouver sa valeur.»
Sans diplôme, Thierry Faux a pourtant cumulé les expériences professionnelles et toujours montré une grande motivation au travail. «J’ai commencé ma carrière dans un centre de tri de La Poste française, puis j’ai travaillé comme assistant à la Sofres, un institut national de sondages. Lorsque je suis arrivé en Suisse, j’étais père célibataire d’un adolescent. J’ai travaillé comme jardinier sans jamais obtenir de contrat. J’ai ensuite trouvé un poste dans un call center avant de me faire licencier. Après de nombreux mois de chômage, le directeur d’un supermarché local a accepté de me rencontrer sur recommandation de deux connaissances. Il m’a engagé comme magasinier à 18 francs de l’heure. Mais cela n’a duré que quelques mois.» Durant son parcours, Thierry Faux ne s’est pas senti soutenu par l’Office régional de placement. «Après des mois de chômage, les entretiens mensuels avec mon conseiller se résumaient à dix minutes de contrôle administratif.»
Les engagements associatifs ont permis à Thierry Faux de tenir. Il s’occupe notamment du journal de la Joliette, le programme d’insertion sociale et professionnelle du Centre social protestant de Neuchâtel. Actuellement sur le point d’entrer en préretraite, le sexagénaire a participé au comité de pilotage du projet d’agence inclusive de l’Association Cantons zéro chômeur de très longue durée. «Je ne le fais plus pour moi, mais pour tous les autres. J’ai vu tant de personnes tomber en dépression et avoir leur vie détruite par le chômage.» Il confie être admiratif du travail de l’équipe de recherche, «même si je dois parfois leur demander de me traduire leur langage spécifiquement ‹recherche sociale› et que je dois m’accrocher pour étudier les documents pointus. J’ai bon espoir qu’il apporte enfin une solution aux personnes privées de travail contre leur gré.»