À l’heure de la transition écologique, le luxe a-t-il encore droit de cité? L’univers du superflu, de l’exclusif, de l’unique, de la distinction sociale, de l’ostentatoire et des grandes marques cherche à marier le profit au durable au prix de quelques paradoxes.

TEXTE | Marco Danesi

Commençons par des définitions, même sommaires. Luxe: «Mode de vie, écrit le Petit Robert, caractérisé par de grandes dépenses consacrées au superflu.» «L’étymologie (du latin luxus), complète l’Encyclopédie Universalis, renvoie à l’idée de ce qui est séparé, démis, déboîté, et qui, ainsi déplacé, est marqué par son excès, signe de désordre ou de volupté.» Plus tard dans l’imaginaire occidental, le luxe sera associé à l’éclat de ce qui brille. «Le luxe, c’est la promesse d’appartenir à un monde exclusif», suggère encore Dinie van den Heuvel, intervenante à la Haute école d’art et de design (HEAD – Genève) – HES-SO dans la section Design Mode. «Dans le domaine de la mode, le luxe est synonyme de haute couture, indique Aude Fellay, maître d’enseignement à la HEAD également. Les pièces sont cousues à la main sur mesure avec des matériaux précieux dans des ateliers à Paris et à Milan. De ce fait, elles sont chères.» Quant à la déconsommation, le néologisme se réfère à la simplicité, à la sobriété partagée, à la lutte contre le gaspillage, à l’austérité, voire l’ascétisme pour certains. Autrement dit, les deux univers sont à première vue aux antipodes. Mais au fil du temps et également à la suite de la crise provoquée par la pandémie de Covid-19, une autre conception du luxe a commencé à se répandre et à s’imposer: le luxe serait par nature durable, rare, privilégiant les matières de qualité, les savoir-faire artisanaux, une certaine lenteur et une certaine frugalité. Bref, en se focalisant sur certaines caractéristiques du luxe tout en occultant les aspects plus bling-bling, une définition plus proche de la déconsommation voit le jour. Dinie van den Heuvel précise: «Le luxe actuellement, c’est prendre le temps de faire les choses, de vivre des expériences uniques et extraordinaires, plutôt que de posséder quelque chose.»

Évolution des préférences des consommateurs

Cette définition renvoie évidemment aux enjeux écologiques et climatiques qui exercent une forte pression sur la production du luxe depuis une vingtaine d’années. On peut même avancer qu’elle en découle. D’autant plus que les clientes et les clients expriment une forte envie de produits de luxe durables et responsables. En opposition aux pratiques de la fast fashion qui produit des vêtements très vite, très souvent, bon marché, et serait responsable de 2% des émissions annuelles de gaz à effet de serre.

Selon une étude menée en 2019 par le Boston Consulting Group, un cabinet international de conseil en stratégie, plus de 60% des consommatrices et consommateurs du luxe déclaraient «préférer une marque soucieuse de son impact social et environnemental», soit 10 points de plus qu’en 2013. En deux mots, dès la fin des années 1990, le luxe, malgré son impact environnemental réduit comparé à d’autres secteurs industriels – mais cependant symboliquement emblématique –, se réinvente en fonction des impératifs écologiques et du développement durable, sans parler de la révolution numérique qui rebat les cartes du secteur. À titre d’exemple, deux grands groupes français – Kering (propriétaire de plusieurs marques, dont Gucci et Yves Saint Laurent) et LVMH (Louis Vuitton-Moët-Hennessy) s’engagent désormais, et le font savoir, sur la voie de la neutralité carbone.

La durabilité comme argument de vente

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Pour la styliste Dinie van den Heuvel, le luxe, c’est prendre le temps de faire les choses, de vivre des expériences uniques et extraordinaires, plutôt que de posséder quelque chose. | © THIERRY PAREL

L’offensive se déploie alors sur le terrain du marketing. Le côté durable – qui ferait partie de l’ADN du luxe – devient un argument de vente. «Réduire son empreinte environnementale, optimiser sa chaîne d’approvisionnement, recycler des produits en fin de vie, réduire les principaux postes d’émission de gaz à effet de serre… constituent un axe de développement des marques qui redonnent un sens au luxe. Une utilité au rêve», résumait récemment Frank Belaich, directeur de l’Institut supérieur de gestion, Luxury Geneva, sur son blog.

En somme, l’industrie du luxe, portée par des groupes cotés en Bourse, se pare de vert. «Mais la recherche du profit reste dominante», tempère Aude Fellay. Déconsommer pour consommer plus, le paradoxe est évident. Dans ce contexte, le respect de critères écologiques et durables certifiés constitue le nerf de la guerre. Car, de la part des consommateurs, ou d’une partie du moins, il existe une réelle demande de transparence. À défaut de labels indépendants et objectifs, malgré l’existence de plateformes citoyennes qui classent les marques en fonction de leurs pratiques environnementales, telles que Fashion Revolution, «les marques, poursuit Aude Fellay, s’autorégulent et proposent elles-mêmes des objectifs et des critères, non contraignants cependant, en termes de durabilité. Ce qui rend difficile le changement véritable, c’est que l’industrie du luxe est dominée par des conglomérats au pouvoir immense, difficiles à réguler.» Toujours soupçonnés d’ailleurs d’être les champions du greenwashing.

Vers un luxe plus dématérialisé

Pourtant, d’autres pistes s’ouvrent pour consommer – si ce n’est pas déconsommer – autrement, voire mieux, en démocratisant le luxe, et donc en attirant de nouveaux clients. Des modes de consommation dématérialisée voient le jour (via des locations, des souscriptions ou des abonnements) où il s’agit de jouir d’un objet plutôt que de le posséder. On peut ainsi louer pendant un certain temps un tableau de maître autrement inaccessible; ou s’abonner à une marque de montres réputée pour essayer à tour de rôle différents modèles du catalogue. Par ailleurs, le «seconde main» s’impose; même si ce marché en forte expansion, investi également par les grandes marques, suscite la critique. En effet, seulement 1% des vêtements en circulation serait recyclé. Le reste est détruit loin des paillettes des défilés. Si bien que des tonnes d’habits invendus, le plus souvent issus de la fast fashion, atterrissent, notamment, dans le désert Atacama au Chili formant un immense dépotoir à ciel ouvert.

De nouvelles entreprises apparaissent avec pour objectif premier de produire du luxe durable et responsable. C’est le cas, notamment, d’Infantium Victoria, marque de vêtements véganes et organiques pour enfants, créée par Dinie van den Heuvel en 2015. «Le côté luxe de notre marque réside, non pas dans le prix, mais dans la manière – responsable, durable, équitable, intégrant la valeur du travail – dont les vêtements sont fabriqués.» Par ailleurs, sur le versant de la formation, on interroge de plus en plus souvent les pratiques liées au monde du luxe. Comment recycler, comment expérimenter des matières et des approches durables? Comment valoriser le luxe artisanal, responsable au milieu d’une surconsommation de biens jetables, périssables et de piètre qualité? «À la HEAD, note Dinie van den Heuvel, tout en stimulant leur créativité, nous encourageons les étudiant·es à réaliser leurs collections eux-mêmes de façon à ce qu’ils prennent conscience de la valeur du travail et des différents corps de métier que nécessite la création de vêtements. Cela leur permettra également de définir un prix juste pour leurs créations.»