Ni science, ni simple spéculation: la prospective invite à imaginer l’avenir. Cette discipline suscite un intérêt croissant dans des domaines aussi variés que l’humanitaire, le marché du travail ou l’organisation territoriale.
TEXTE | Lionel Pousaz
Si le terme «prospective» a été inventé par le philosophe Gaston Berger 1Le philosophe Gaston Berger (1896-1960) est aussi considéré comme l’inventeur de l’anthropologie prospective, concept qu’il a utilisé pour la première fois en 1955 et défini comme la science de l’Homme à venir. Ainsi, il cherchait à éclairer la civilisation occidentale et ses enjeux. Il a participé à la conscientisation à l’origine de la fondation du groupe de réflexion appelé Club de Rome en 1968. dans les années 1950, certaines communes et cantons suisses ne se sont convertis que récemment à cette discipline encore peu connue. La prospective est une méthode pour aborder l’avenir, mais qui garde de prudentes distances avec la boule de cristal des futurologues. Plus que de prévoir, il s’agit d’imaginer l’avenir. Généralement pratiquée en groupe, la prospective invite à définir des futurs souhaitables et les changements nécessaires pour y parvenir.
La prospective répond à de nombreuses définitions. Mais elle repose toujours sur le même principe: élaborer des scénarios. Une démarche qui se prête bien au dialogue entre corps de métiers différents, explique Fabien Giuliani, chargé de cours à l’Université de Genève et intervenant dans l’orientation prospective du MSc BA de la HES-SO. En imaginant ensemble le futur – à partir de scénarios aussi variés que la désertification du sud de l’Europe, la généralisation de la mobilité électrique, les catastrophes naturelles, le plein-emploi des jeunes, la reforestation des terres agricoles – les participant·es d’horizons divers découvrent comment leurs actions sont imbriquées, esquissent des stratégies coordonnées, discutent des réformes communes.
L’artiste américaine Lucy McRae a créé son Compression Carpet en 2019 : il s’agit d’une machine qui offre un câlin à une personne en manque d’intimité. Lucy McRae, qui se définit comme une architecte du corps, imagine un futur où l’afflux croissant de technologies amène à une crise du toucher. | © FUTURE SURVIVAL KIT, LUCY MCRAE. PHOTO SCOTTIE CAMERON
Une démarche qui suscite un intérêt croissant
Sans doute est-ce pour cela que la démarche rencontre un certain succès dans les collectivités territoriales. «Un territoire, c’est ce qu’on appelle une méta-organisation, c’està- dire de nombreuses organisations mises bout à bout, qui n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes agendas stratégiques, explique Fabien Giuliani. Cet éclatement de perspective rend difficiles les efforts de formulation d’une vision stratégique. C’est là que la prospective peut être utile.»
En France, la défunte Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar) a joué un rôle pionnier dans les approches prospectivistes. En Suisse, la discipline n’est pas encore monnaie courante. «Mais l’intérêt va croissant», affirme Sylvain Weber, professeur assistant à la Haute école de gestion (HEG-Genève) – HES-SO et responsable de l’orientation prospective du MSc BA de la HES-SO. En 2015, le canton de Vaud mettait en place son bureau de prospective, rattaché à son office de statistique. En 2018, le Conseil d’État genevois lançait également sa démarche Genève 2050.
Logiquement, la prospective s’impose dans les thèmes où l’avenir suscite incertitudes et inquiétudes. Appliquée au réchauffement global et au développement durable, elle s’appuie autant sur les modèles climatiques que sur des projections économiques ou des spéculations plus libres sur les progrès technologiques ou les changements sociaux. Le marché du travail, bouleversé par la pandémie, est également un objet de préoccupation majeur des prospectivistes. Fondatrice de la plateforme de prospective Incitare, Beris Gwynne se penche sur les questions humanitaires et de relations internationales. Un domaine également caractérisé par sa grande diversité d’actrices et d’acteurs – des médecins urgentistes aux hauts fonctionnaires, en passant par les militaires ou les logisticien·nes. Dans ses ateliers, elle propose de réfléchir à l’avenir de l’équilibre mondial: «On peut par exemple penser à la question de l’eau, qui devrait devenir le nouveau pétrole dans un horizon de vingt à trente ans. Il y aura des guerres de l’eau et des désastres humanitaires. Pour les prévenir, il faudra améliorer l’accès ou réformer les pratiques agricoles. Ce genre de réflexions nous oriente vers des modèles d’affaires différents, vers des systèmes locaux de gestion des ressources.»
On l’aura compris, la prospective ne cherche pas vraiment à prévoir l’avenir. Relève- t-elle de la science, s’agit-il d’une méthode, voire d’une simple pratique de team building? «L’objet reste mal défini, souligne Fabien Giuliani. Les cabinets de consulting ont contribué à normer, diffuser et légitimer la stratégie et les sciences du management s’en sont emparées. Pourtant, la prospective ne s’est jamais institutionnalisée comme discipline, faute sans doute d’une base de praticien·nes suffisamment large.» Beris Gwynne constate également cette absence de définition au sens strict: «Par contre, il existe tout un corpus d’enseignement, qui croît constamment, nourri par les expériences menées dans les associations de prospectivistes professionnels du monde entier.»
Une nature peu scientifique qui rebute les universitaires
Les universitaires, notamment, se sont peu investis. Il faut dire qu’en dehors des modèles déterministes – par exemple climatologiques ou économiques – ou probabilistes, le futur se prête plutôt mal à l’investigation scientifique. L’avenir n’étant pas encore là par définition, les spéculations sont souvent impossibles à réfuter. Or la réfutabilité est l’essence même de la science, comme l’avait postulé le philosophe Karl Popper. «Cette nature peu scientifique tend à rebuter les universitaires, explique Fabien Giuliani. Pour eux, le risque intellectuel est plus important que les bénéfices qu’ils peuvent en tirer. Ce désinvestissement explique pourquoi on n’a pas posé les jalons de la prospective dans un champ disciplinaire.» La démarche n’est toutefois pas entièrement coupée du champ scientifique. On construit volontiers les scénarios sur la base de modèles prévisionnels. «On peut penser aux rapports du GIEC qui définissent les grandes tendances de l’avenir climatique, précise Fabien Giuliani. Ces derniers servent de base pour établir des scénarios contrastés en fonction des mesures prises pour limiter le changement climatique.»
Pour le chercheur, la discipline est construite sur une tension entre le forecast – les prévisions quantitatives – et le foresight – les réflexions qualitatives. Le premier découle des sciences dites dures, le second des sciences humaines. Ce dernier intègre parfois une dimension spéculative assumée. Sylvain Weber considère cette distinction comme à la fois fondamentale et complémentaire: «Mettons que vous vous interrogez sur l’avenir des petits commerces. Vous pouvez vous appuyer sur des modèles macroéconomiques, du forecast donc, mais le futur dépend aussi de facteurs culturels, sociaux et psychologiques qui appartiennent plutôt à l’ordre du foresight.»
Ni science ni simple spéculation, pratique de groupe parfois sujette à des investigations solitaires, la prospective ne se laisse pas facilement définir. Pour Beris Gwynne, elle vaut surtout par sa capacité à dépasser les compromis obsolètes. «Je pense à la prospective comme à une manière de disjoncter le circuit. Elle oblige à remettre en question ses hypothèses sur le fonctionnement du monde, sur les raisons qui font que nous en sommes arrivés là. Elle nous permet par exemple de reconnaître la nature coloniale de notre modèle politique et économique, qui repose sur une exploitation sans égard pour l’environnement ou l’équité.»
Le design prospectif ou l’innovation sans contrainte
S’affranchir des prérequis techniques, imaginer en toute liberté: pour Camille Blin, professeur à l’ECAL/ École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, le design prospectif représente une manière d’explorer de nouveaux usages possibles.
Vous impliquez souvent des étudiants dans des projets de design prospectif, parfois en collaboration avec des entreprises. Ces dernières n’ontelles pas des professionnels aguerris pour réfléchir à l’innovation?
Camille Blin: Les étudiant·es peuvent se permettre une plus grande liberté, là où les professionnel·les sont soumis à des contraintes nécessaires au bon fonctionnement de l’entreprise. Ce gain d’innovation, c’est précisément ce qu’attendent nos partenaires industriels. Si les étudiant·es faisaient le même travail que les designers de la boîte, en respectant toutes les contraintes, en réglant tous les détails de forme et de section, il n’y aurait aucun intérêt pour eux.
Vous avez notamment mené des travaux sur le volant avec le constructeur automobile Mini.
Oui. Nous voulions que les étudiant·es ouvrent toutes grandes les vannes de la créativité, qu’ils se projettent dans des scénarios plus ou moins réalistes. Leurs volants n’avaient pas vocation à être des prototypes fonctionnels. L’idée, c’était que notre rapport physique direct avec la voiture passe à travers le volant. Personne n’achète un véhicule pour son volant, c’est vrai, mais cela reste l’élément qui constitue notre lien le plus fort avec la voiture. En cela, c’est déjà un objet intéressant. Dans le même temps, plein de scénarios futuristes prévoient sa disparition. Du coup, on voulait aller à contre-courant pour lui redonner une sorte de qualité concrète.
Est-ce que les entreprises font régulièrement appel aux écoles et aux étudiants pour lancer des explorations prospectives?
Elles le font parfois, mais il existe beaucoup de méthodologies différentes. IKEA organise des jeux de rôle, par exemple avec une famille de quatre personnes qui interagit, le matin, dans un appartement de 30 m2. Cela permet à l’entreprise de voir comment améliorer la situation. Le design prospectif, je le vois en complément d’un design appliqué, avec une autre temporalité qui permet de défricher de nouveaux territoires.
Qu’entendez-vous exactement par cette différence de temporalité?
Il existe de nombreuses façons de travailler, mais nous pouvons fondamentalement les réduire à deux principes. Soit le designer doit articuler différents paramètres techniques, fonctionnels ou commerciaux dans une proposition cohérente, soit il se trouve au début d’un projet. Pensez à Apple et à l’iMac, qui a été développé à partir d’une nouvelle vision de l’ordinateur de bureau pour la maison. Ou encore à Vitra, avec le canapé Alcôve de Ronan et Erwan Bouroullec, qui imaginaient une pièce calme et intimiste dans un espace bureau. Ces deux exemples montrent qu’un niveau de liberté supplémentaire permet aux designers de sortir des sentiers battus, et même d’inventer de nouvelles typologies de produits.
Vous avez également travaillé sur la question de la vente directe d’objets conçus sur place. Pourriez-vous nous expliquer ce projet?
Nous avions mis en place un double espace d’exposition et de vente dans une galerie milanaise. On y vendait des objets imprimés sur place en 3D, des sifflets, des ciseaux, des plats, des bijoux… L’idée, c’était d’opérer une espèce de retour au rapport direct entre la production et la vente, un peu comme dans une boulangerie où l’on fait le pain à l’arrière-boutique et où on le vend au comptoir.
Le but était-il d’anticiper, de manière prospective, l’impact de l’impression 3D?
Exactement. Avec l’impression 3D, la qualité des matériaux et les temps de production sont encore moyens. C’est pourquoi on l’utilise surtout pour du prototypage. Qu’est-ce qui se passera quand elle deviendra un outil de production – peut-être pas de production de masse, mais en tout cas de série? C’est la question que nous nous sommes posée. C’est typiquement le genre de problèmes auxquels on peut réfléchir dans une école de design. Et c’est ce que viennent chercher les entreprises.