L’adhésion des 15-25 ans aux théories conspirationnistes et aux légendes urbaines inquiète l’opinion. La jeunesse croit-elle vraiment à n’importe quoi, ou ne croit-elle plus à rien?

TEXTE | Nic Ulmi
IMAGE | Thierry Parrel

Deux hommes sont sur un banc, dans une rue piétonne de Forte dei Marmi, en Italie. Des sacs de shopping sont posés à leurs pieds. Parmi les quidams qui flânent dans le coin, quelqu’un reconnaît le duo: ne s’agit-il pas de l’acteur Samuel L. Jackson et du basketteur Magic Johnson? Un attroupement se forme. «Les gens ont commencé à faire la queue pour prendre des photos», tweete «Magic» le 17 août 2017. Le dénommé Luca Bottura tombe sur une des photos. Il s’en empare, lui incruste un texte à la manière d’un mème, la publie sur Facebook. L’image des deux stars noires américaines est désormais censée représenter deux migrants qui «font du shopping chez Prada avec leurs 35 euros»: la somme quotidienne qui, selon une légende urbaine, est versée par l’Etat italien à chaque personne immigrée. «Partage si tu es indigné!!!» intime l’image. Dans les jours qui suivent, la photo avec son texte est reprise des milliers de fois sur les réseaux sociaux et sur des sites de presse. Certains se bornent à la propager, d’autres, comme Ladepeche.fr, se gaussent de la bévue: l’auteur du mème était «visiblement très mal informé»… Au troisième jour, Luca Bottura, journaliste et humoriste, republie l’image et livre des statistiques. Parmi les personnes qui ont partagé son post, «40% ont compris la provocation, 30% se sont vraiment indignées, 20% ont cru qu’il s’agissait d’un authentique mème raciste et que je n’avais pas reconnu Samuel L. Jackson et Earvin ‹Magic Johnson›, et 10% ne livrent pas d’indices». Parmi les personnes qui ont partagé l’image en stigmatisant l’immigration, la présentatrice de télévision Nina Moric se justifie: elle n’est pas raciste, elle faisait de l’ironie. Il n’empêche qu’au printemps, elle avait annoncé son adhésion à un groupement d’extrême-droite…

«J’y crois un peu»

L’affaire des deux stars sur leur banc est emblématique de la confusion entre réalité et fiction, mensonge et opinion, parodie et dénonciation qui imprègne le terreau où s’épanouissent aujourd’hui les légendes urbaines, les fake news et les théories du complot. La petite histoire fait partie des exemples disséqués collectivement dans le cours de Nathalie Courtine, chargée d’enseignement à la Haute école de gestion de Genève – HEG-GE, responsable avec Jean-Philippe Trabichet du module Business Digital Coaching de la filière Informatique de gestion. «Ce qui intéresse les gens qui partagent ces mèmes, ce n’est pas de savoir si cela renvoie à un fait réel, mais de voir comment la personne suivante va en faire à son tour quelque chose de drôle. Il y a un désintérêt pour la question du vrai ou du faux: l’utilisation de ces images consiste simplement à les pousser plus loin», note l’enseignante.

Les sciences sociales ont largement repéré cette logique à l’œuvre dans le partage de fausses informations: «On peut transmettre une rumeur sans nécessairement y adhérer, mais simplement parce qu’elle est nouvelle, qu’elle permet de convaincre le locuteur, d’apaiser des tensions, d’être au centre de l’attention, etc. Ce n’est pas parce que l’on adhère que l’on va diffuser et inversement», écrit le Français Sylvain Delouvée, psychologue social spécialisé dans les croyances collectives, dans le numéro 2015/1 de la revue Diogène. Cette valeur sociale de ce qu’on partage semble ainsi exister indépendamment de la foi qu’on prête au contenu partagé. Lorsqu’on avance que 36% des 15-24 ans croient que la société secrète des Illuminatis1Les Illuminatis seraient originaires de la société de pensée «Les Illuminés de Bavière» et poursuivraient un plan secret de domination du monde. Alors que ladite société fut dissoute en 1785, ses activités auraient perduré dans la clandestinité: ses membres infiltreraient les gouvernements, les organisations internationales, les francs-maçons ou encore la CIA. dirige le monde, comme le relève en 2014 un sondage de la société Ipsos, il faut s’interroger sur ce que signifie réellement ce «croire»… «Quand on affirme croire à une explication relevant de la théorie du complot, cela ne signifie pas forcément qu’on y croit dur comme fer. Il y a peu de gens qui croient d’une manière absolue. Il existe en revanche bon nombre de personnes qui se disent: oui, j’y crois un peu», explique Pascal Wagner-Egger, psychologue social à l’Université de Fribourg, spécialiste des théories du complot.

La prime du web aux fausses infos

Plus qu’une flambée de croyances farfelues, ce qu’on observe dans la jeunesse serait donc un rapport détaché avec la notion de vérité: on ne croit pas n’importe quoi, on ne croit rien, ou du moins on doute de tout. «C’est ce qui ressort dans mes cours: les jeunes aujourd’hui sont moins convaincus qu’autrefois de la vérité de ce qu’ils voient, conclut Nathalie Courtine. Mais la plupart du temps, cette attitude sceptique n’a pas un impact suffisant pour qu’ils fassent des vérifications. Si ce n’est pas important pour eux sur un plan personnel, ils ne vont pas passer du temps à creuser.»

Comment en est-on arrivé là? Réponse facile: à cause d’internet, de son abondance débordante, de sa perméabilité infinie, de son brassage indifférencié d’informations, de détournements et de commentaires. Constat partagé: les effets de cette dérégulation du marché de l’information concernent avant tout les jeunes. «Les étudiants se basent maintenant d’une manière quasi exclusive sur des sources qu’ils trouvent en ligne», relève Nathalie Courtine.

Les effets de ce basculement vers la toile sont ambigus. D’un côté, le web multiplie les possibilités de contrôler la véracité d’une information. «On peut vérifier que des images et des vidéos sont fausses en faisant une recherche Google assez standard. Encore faut-il en avoir l’ambition», signale Nathalie Courtine. D’un autre côté, internet rend infiniment plus facile la propagation d’une fake news. Les caractéristiques économico-techniques de la toile semblent d’ailleurs offrir une prime aux fausses informations. Celles-ci ont toutes les chances d’arriver en tête de liste dans les recherches sur Google, car elles bénéficient de ce que certains spécialistes appellent «asymétrie de motivation»: les personnes qui propagent des contenus fallacieux sont idéologiquement ou financièrement très motivées.

La bizarrerie du cerveau normal

Il y a un dés­intérêt pour la question du vrai ou du faux, observe l’experte Nathalie Courtine. © Thierry Parel
Il y a un dés­intérêt pour la question du vrai ou du faux, observe l’experte Nathalie Courtine. © Thierry Parel

Les fausses infos, légendes urbaines et théories du complot disposent également d’un autre atout pour s’imposer face aux faits vérifiés. «Les fake news, c’est noir ou blanc, alors que la vérité est toujours entre les deux. Elle demande de l’effort, elle est plus compliquée à appréhender», reprend Nathalie Courtine. Tout le monde est en effet sujet à des biais cognitifs, un ensemble de penchants propres à notre esprit, qui brouillent notre rapport à la réalité et que la psychologie sociale évoque pour expliquer nos bévues ordinaires.

«Il existe une expérience classique en psychologie, qui montre aux sujets un petit film avec des formes géométriques qui bougent. On leur demande de décrire ce qu’ils ont vu. Certaines personnes vont y mettre plus d’anthropomorphisme que d’autres, vous disant par exemple que le grand carré, c’est le papa, et qu’il donne une claque à son fils, qui est le petit carré. En général, les gens qui croient davantage aux théories du complot ont tendance à percevoir plus fortement cet anthropomorphisme. Ils attribuent plus facilement une intention humaine aux événements», détaille Pascal Wagner-Egger, qui a testé certains de ces phénomènes à l’Université de Fribourg et avec des collègues en France. Ces biais ne relèvent pas d’un dysfonctionnement ou d’une pathologie: ils sont inscrits dans le fonctionnement ordinaire du cerveau, et dans notre manière socialement apprise de traiter l’information. «Ce qui fait le succès des théories du complot, c’est qu’elles sont renforcées par des mécanismes cognitifs normaux, tels que le biais de confirmation: complotiste ou non, on a tous tendance à rechercher des données qui étayent ce qu’on croit et à négliger les informations contraires.» À cela s’ajoutent des facteurs sociologiques. «L’élargissement des cadres où se prennent les décisions dans nos sociétés – l’Union européenne, par exemple, ou les entreprises multinationales – conduit les gens à ressentir une perte de pouvoir dans leur vie», poursuit Pascal Wagner-Egger. Face à ce «sentiment d’anomie», les théories du complot livrent paradoxalement une impression de maîtrise sur le réel.

Favoriser l’esprit critique

Qu’est-ce qui rend certaines personnes plus sensibles que d’autres à ces récits? La psychologie évoque «des caractéristiques telles que des traits paranoïdes, qui conduisent les personnes concernées à se sentir observées, ou à toujours penser que les autres leur en veulent», note le chercheur. Certaines études sociologiques (mais pas toutes) identifient une corrélation négative entre la croyance aux théories du complot et le niveau d’instruction. D’autres relèvent une plus forte propension au conspirationnisme parmi les jeunes. On s’accorde ainsi pour concentrer les efforts de prévention dans les écoles. «Mais aborder les théories du complot en s’adressant aux convaincus n’a pas toujours d’effet, parce qu’ils vont se dire que de toute façon, vous êtes à la solde du gouvernement. C’est un peu le problème de la campagne Ontemanipule.fr de l’État français. Il s’agirait plutôt de favoriser l’esprit critique en amenant les jeunes à réfléchir par eux-mêmes. Et dans tous les cas, il faudrait tester les méthodes d’intervention avant de les mettre en œuvre à grande échelle.» Pascal Wagner-Egger participera en 2018 à un programme de recherche français allant dans ce sens.

L’approche participative utilisée par Nathalie Courtine dans ses cours montre la voie d’un échange d’expertise entre les générations. « Il se peut que nous ayons un regard biaisé sur les pratiques des jeunes, à cause de notre âge. Je constate chez mes étudiants une forte remise en question de ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux. À la différence de nous, adultes, qui associons encore la crédibilité d’une information à celle de la personne qui la diffuse, les jeunes savent qu’une même personne peut publier du vrai et du faux: ça dépend du contexte, et c’est à chacun de creuser. Cette forme de recul, c’est peut-être ce qui nous manque. »


Art, design et vrais complots en ligne

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Masquerade, de Félicien Goguey, est un projet qui fonctionne sur le principe de l’obfuscation: une stratégie de protection de la vie privée qui consiste à publier des informations en quantité. Le bruit créé sur le réseau perturbe ensuite les systèmes de surveillance. © head/dylan perrenoud

«Les tensions entre transparence et opacité, ou entre liberté et contrôle, représentent des thèmes forts, qui touchent les jeunes artistes et designers et qui reviennent régulièrement dans leurs travaux», note Daniel Sciboz, professeur à la Head–Genève et co-commissaire du projet interdisciplinaire Sombres desseins, qui explorait il y a quelques années l’univers des théories du complot à la Maison d’Ailleurs d’Yverdon. Plutôt qu’à des fantasmagories historiques à la Illuminati, les jeunes artistes et designers s’intéressent surtout à ces conspirations réelles et antagonistes que sont la surveillance du web et les stratégies qui visent à la contrer (hacking, Anonymous). Parmi les travaux de diplôme des dernières années, on remarque ainsi Intraland de Marion Bareil, où «le joueur doit déjouer le contrôle que l’univers du jeu exerce sur lui». Ou Masquerade 1 de Félicien Goguey, un «générateur de messages suspects» qui vise à noyer la surveillance dans le bruit, selon le principe de l’obfuscation.

Génération Y, une légende urbaine?

«La technophilie, le fonctionnement multitâche, l’impatience qui conduit à tout vouloir tout de suite…» Indépendamment de son année de naissance, que l’on soit baby-boomer sexagénaire ou millenial au seuil de la trentaine, on se reconnaîtra dans ces caractéristiques si on a pris le virage numérique. Dans ce sens, «l’existence d’une génération Y spécifiquement porteuse de ces traits est une légende urbaine», avance Natalie Sarrasin, professeure de marketing à la Haute Ecole de Gestion & Tourisme – HES-SO Valais-Wallis.

Il est également erroné de traiter ces classes d’âge, nées entre 1980 et 2000, de digital natives. «Internet s’est démocratisé dans les foyers suisses à partir de 1997-98, le smartphone à partir de 2008, poursuit la professeure. La vraie génération née avec le numérique est celle qui a vu le jour après 2000. C’est là que se situe la rupture. Ces jeunes grandissent avec l’idée qu’on ne peut plus savoir où se trouve l’information juste, parce que toutes les images peuvent être manipulées. Pas simple.»