L’enseignement de la musique classique intègre de nouveaux dispositifs pédagogiques davantage focalisés sur les besoins des étudiantes et étudiants. Basés sur l’écoute ou l’improvisation, ils contribuent au développement de leur expressivité et de leur identité artistique.
TEXTE | Jade Albasini
En musique classique, l’enseignement supérieur, tant pour les instruments que pour le chant, se structure autour d’un duo : artistes expérimentés et novices évoluent dans un compagnonnage 1Bien qu’il existât déjà auparavant, le terme « compagnonnage » n’apparaît dans la langue française qu’au XVIIIe siècle, pour désigner le temps du stage qu’un compagnon devait faire chez un maître pour se former à un métier. La pédagogie musicale s’est inspirée de ce système traditionnel dans lequel la transmission des compétences se fait à travers une relation étroite entre la maîtresse ou le maître et son élève. qui a fait ses preuves depuis bien longtemps dans la transmission du savoir. « S’il y a une chose stable dans l’histoire de la musique, c’est bien ce mentorat », commente Rémy Campos, professeur d’histoire de la musique et coordinateur de la recherche à la Haute école de musique de Genève (HEM – Genève)– HES-SO. Aujourd’hui, les enseignantes et enseignants se retrouvent encore en tête-à-tête avec leurs étudiantes et étudiants une fois par semaine pour travailler. Cette pratique se poursuit tout au long de la formation.
Bien que largement appréciés, ces dispositifs d’apprentissages peuvent entraîner des situations inégales ou des reproductions de biais. « Il y a eu des remises en question à partir du début du XXe siècle, avec des enseignements alternatifs 2Alors que la méthode Yamaha– élaborée dans les années 1950 au Japon avant de s’internationaliser– vise à développer la capacité des jeunes enfants à apprendre la musique de manière naturelle et intuitive, la méthode fondée par le pédagogue genevois Émile-Jaques-Dalcroze (1865-1950) apprend aux élèves à ressentir et à exprimer les rythmes avec leur corps, en faisant la part belle à l’improvisation. comme la méthode collective Yamaha au Japon ou, en Suisse, celle basée sur le mouvement corporel d’Émile Jaques-Dalcroze, explique l’historien. Une autre approche consiste à ne plus être confronté à un maître d’enseignement unique, mais à plusieurs pédagogues qui enseignent la même branche, le même instrument. Cela se pratique encore assez peu, faute de moyens surtout, mais me paraît constituer une piste intéressante pour l’enrichissement des étudiants. »
Qu’il soit question d’élargir les contenus d’apprentissage ou de repenser les dispositifs éducatifs, la formation musicale s’ouvre aujourd’hui davantage aux attentes des jeunes artistes, dans une perspective plus empathique et horizontale que ne le veut la tradition. Dans ce contexte, une refonte des différentes filières Master de la HEM – Genève est d’ailleurs en gestation. « Idéalement, nous aimerions donner la possibilité à chacune et chacun de fabriquer son cheminement d’études, de choisir ses matières à la carte, décrit Rémy Campos. L’évaluation ne se ferait plus uniquement via des examens, mais plutôt sur l’élaboration de projets solos ou collectifs, avec le suivi d’une équipe enseignante. » Cette impulsion pour créer une personnalisation du programme constitue une réponse aux changements autour des métiers musicaux. Plus de flexibilité est nécessaire : « Les demandes de compétences sont moins standardisées qu’autrefois, relève Rémy Campos. Et plus les gens sont confrontés à des demandes atypiques, plus ils développent de capacités d’adaptation. Le corps estudiandin constitue aussi une force de proposition. » C’est pourquoi les professeur·es souhaitent leur accorder une plus grande confiance. Ces dernières années, plusieurs initiatives ont été testées pour insuffler davantage de réciprocité durant une classe.
Improviser pour mieux ressentir
C’est le cas notamment du Laboratoire d’invention vocale, une recherche lancée en 2021 à la HEM-Genève qui laisse une belle place à l’improvisation. « Le corps enseignant était parfois démuni devant des étudiants qui ne voulaient pas chanter uniquement du répertoire classique, explique Clémence Tilquin, professeure de chant à la HEM-Genève et responsable du projet. Comment leur faire travailler la voix pour les mener dans du chant lyrique, sachant qu’ils ne veulent pas forcément interpréter que du Vincenzo Bellini(1801-1835, compositeur d’opéras italiens, ndlr) ? La variété est, quant à elle, trop imprégnée de ce qu’on entend à la radio, avec des styles trop codifiés. Dans l’improvisation a cappella, on est plus libre. Il n’y a pas de marqueurs d’un type de musique. »
Considérée comme un outil essentiel dans la compréhension musicale, l’improvisation permet de développer l’inventivité de manière ludique, d’affiner l’ouïe, mais aussi la prise de risque sur scène. « Les étudiants qui la pratiquent de façon régulière ont gagné une liberté d’expression incroyable, aussi lorsqu’ils chantent des musiques non improvisées. Ils nous ont avoué qu’ils se sentaient beaucoup plus à l’aise. » Encouragés par leur professeur·e, les élèves gagnent aussi en empathie interprétative, soit la capacité à se mettre à la place du compositeur, du personnage ou du public, afin de mieux comprendre et transmettre les intentions musicales, les émotions et le sens d’une œuvre : « On développe une autre forme de légitimité quand on a l’habitude d’être poussé dans ses retranchements. Le public reçoit plus de disponibilité artistique. Il y a davantage de connexions. On observe une plus grande maîtrise dans la transmission des émotions ressenties dans le public. »
L’improvisation fait depuis 2025 partie intégrante de la plupart des formations musicales, et pas uniquement en chant. À la HEM-Genève, il existe aussi un cours dédié à l’improvisation instrumentale : « Comprendre la musique de l’intérieur, s’approprier des langages et créer un lien direct de la pensée à l’instrument », lit-on dans le descriptif. Les musiciennes et les musiciens forgent ainsi de nouveaux canaux de compréhension dans leur pratique.
Développer les capacités d’interprétation avec l’écoute
Une volonté de réciprocité anime aussi la recherche Activités interprétatives et pédagogiques des professeurs d’instrument/chant en formation tertiaire (API), mise en place par l’HEMU – Haute École de Musique– HES-SO. Ce projet s’intéresse à la manière dont les musiciens s’identifient à une œuvre lorsqu’ils l’interprètent à partir d’une partition. Il porte en particulier sur le rôle de l’écoute pédagogique pendant un cours de répertoire : comment l’enseignant écoute-t-il son élève pendant qu’il joue une pièce ? Et inversement, comment l’élève réagit-il en sachant qu’il est observé et écouté attentivement par quelqu’un de plus expérimenté ?
Des centaines d’heures de cours filmées entre plusieurs duos de compagnonnage, suivies par des sessions d’autoanalyses, ont révélé l’aspect formatif de l’écoute. « Tout le matériel collecté nous a permis de comprendre ce qui s’opère entre les deux protagonistes, observe Floriane Bourreau, coordinatrice académique du Master of Arts en pédagogie musicale à l’HEMU qui mène le projet API depuis 2018. Pensent-ils la même chose au même moment ? Est-ce qu’ils se focalisent sur le même élément technique ? Nous avons constaté que le professeur·e essaie de se mettre en symbiose avec son élève, pendant que la ou le jeune artiste cherche à comprendre les sensations ressenties par sa ou son mentor qui écoute son interprétation d’une œuvre. »
L’empathie prédomine durant ces échanges en classe. « On observe que, parfois, le mentor reproduit inconsciemment le doigté, le geste musical de son élève. Il y a une connexion tacite entre ces deux personnes qui n’est jamais verbalisée », constate la chercheuse. Il s’agit ici d’une clairvoyance spécifique de ce qu’interprète l’autre : « Notre étude éclaire des comportements évidents, mais ses résultats ont provoqué un engouement dans la profession. Cela apporte un autre regard sur l’écoute et favorise une nouvelle recherche d’harmonie. »
La musique classique en version augmentée
Alors que les notes de la Symphonie fantastique de Berlioz ou encore le Piano Concerto in G Major de Ravel envahissent l’espace, des formes géométriques colorées dansent sur d’imposants écrans. Ce n’est pas un rêve éveillé, mais le dispositif immersif Praeludium réalisé par l’EPFL+ECAL Lab. Ce projet multisensoriel souhaite réinventer la manière de percevoir la musique classique en se reconnectant aux émotions que procure ce répertoire historique. « Face à un déclin des publics, nous souhaitions revaloriser ce patrimoine et héritage culturel », commente Cédric Duchêne, directeur de l’ingénierie derrière ce procédé qui combine design, interaction numérique et psychologie. Avec son équipe, il a évalué l’impact cognitif de Praeludium sur le public : « Il perçoit une présence accrue des instruments et une qualité sonore supérieure lorsqu’il est immergé dans l’univers visuel, alors que l’enregistrement est identique. » L’installation audiovisuelle, inaugurée en 2024 au Festival international des musiques sacrées de Fribourg, compte poser son dôme dans d’autres manifestations musicales. Une partition à suivre.
Trois questions à Stéphanie Gurga
Pour cette pianiste-soliste qui accompagne des étudiantes et étudiants de l’HEMU depuis 14 ans, jouer avec de jeunes musiciennes et musiciens sur scène est un échange d’expériences qui développe la finesse de l’écoute. Un partenariat entre deux artistes qui cheminent à différentes étapes de leur trajectoire musicale.
Au fil du temps, quelles compétences spécifiques avez-vous développées en tant qu’accompagnatrice de solistes ?
SG À force d’expérience, on constate que tous les instrumentistes sont confrontés aux mêmes doutes, aux mêmes peurs. Les solistes ont besoin d’une personne stable à leur côté, qui leur apporte un soutien et qui ressent les choses sans le dire. Une présence bienveillante. On se raccorde. Il faut donc savoir être là pour autrui. En retour, cela développe aussi la capacité de l’autre à être là pour moi, même si c’est inconscient.
Peut-on apprendre à être présent pour l’autre ?
Pour ma part, c’est en faisant beaucoup de sport que je trouve l’espace mental pour être toujours à l’écoute. Pour être là spirituellement. Cette présence est nécessaire pour partager notre art et pour que les musiciennes et les musiciens se sentent en sécurité. Je mets aussi en place des structures claires de travail. Je prône une certaine exigence académique tout en étant compréhensive dans mon rôle. Tout repose sur la communication et la rigueur.
L’empathie suffit-elle pour que la magie opère entre deux artistes ?
Non, parfois cela reste dissonant malgré la bonne volonté. Cela dépend des rencontres. Par nature, chaque personne amène son énergie. Tout ne s’explique pas quand on joue ensemble. Parfois, c’est comme de la télépathie. Et dans d’autres échanges, on ne trouve pas la symbiose parfaite. Mais il n’y a jamais de mauvaise expérience, tout permet d’apprendre. La musique a finalement son propre mode d’expression. Sa propre empathie.