Comment le tourisme s’adapte-t-il aux polycrises ? Non délocalisable, le secteur doit composer avec cette rigidité. Diversification et outils de gestion numériques pourraient lui venir en aide, estiment des spécialistes.
TEXTE | Lionel Pousaz
En Suisse, le tourisme prend son essor au milieu du XIXe siècle. Venant principalement d’Angleterre, ces gens ne faisaient d’abord que traverser le pays vers l’Italie et ses merveilles culturelles millénaires, avant de s’attarder en chemin sur le charme rustique des relais de montagne. De lieu de passage, la Suisse devient une destination à part entière. Au tournant du XXe siècle, elle dénombre plus d’hôtels qu’elle n’en comptera jamais. En 1914, la Première Guerre mondiale se chargera de mettre un terme à l’envolée. « Aujourd’hui encore, la Suisse porte les stigmates de cet effondrement, avec de nombreux hôtels abandonnés dans les Alpes », raconte Jean-Christophe Loubier, professeur à l’institut Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École de Gestion – HEG.
De fait, pendant encore de nombreuses décennies, le tourisme suisse souffrira surtout des aléas politiques et économiques successifs. Le krach de 1929, la Seconde Guerre mondiale, les crises pétrolières et économiques auront leur propre impact sur le secteur, variable selon les destinations. Mais, depuis peu, d’autres menaces s’accumulent. Le Covid-19 a généré un choc sans précédent : le chiffre d’affaires moyen des hôtels suisses a baissé de plus de 90% durant les premiers mois de la pandémie. Et le changement climatique menace toujours plus les stations de sports d’hiver.
Un secteur mal armé face à l’instabilité
Face à l’instabilité, le tourisme n’est pas le secteur le mieux armé, explique Roland Schegg, professeur à l’institut Tourisme : « Sa grande difficulté, c’est qu’on ne peut pas le délocaliser comme la plupart des industries. Si la demande chute dans la région, je ne peux pas simplement déplacer mes hôtels. Cela en fait un modèle difficile à modifier. » Un constat que partage Jean-Christophe Loubier : « Le tourisme doit sa fragilité au fait qu’il est lié à un espace particulier, intégré dans un système complexe de transports et d’offres commerciales. Genève, par exemple, repose surtout sur le luxe et attire une clientèle d’affaires. Ce modèle l’a rendue vulnérable pendant la pandémie. » De fait, les hôtels genevois ont bien tenté de se tourner vers la clientèle nationale : certains ont même loué leurs chambres comme espaces de télétravail. Mais au final, ces initiatives n’ont pas pesé lourd face aux aides publiques pour éviter les faillites.
Autre cas d’école, Interlaken : pendant la pandémie, c’est sa dépendance à la clientèle asiatique qui a constitué son talon d’Achille. Une situation que Jean-Christophe Loubier n’hésite pas à qualifier de « monoculture ». Pourtant, la station alpine ne manque pas d’atouts pour attirer des touristes de tous horizons. « Pendant la crise, Interlaken a heureusement pu se raccrocher aux Nord-américain ·es, qui viennent surtout pour les sports outdoor. Mais il faudrait revoir l’infrastructure, l’offre de restauration et de nombreux autres paramètres pour vraiment diversifier la clientèle. »
De l’importance de diversifier et de numériser
Diversification : c’est le mot-clé. Exactement comme une investisseuse ou un investisseur pare aux imprévus en variant les acquisitions au sein de son portefeuille d’actions. Les deux experts appellent les actrices et acteurs suisses du tourisme à réduire leur dépendance à un type particulier de clientèle – défini par un centre d’intérêt, des moyens financiers ou une origine géographique. « À mon sens, Zermatt représente un parfait exemple de diversification, explique Roland Schegg. L’offre d’hébergement va du bas au très haut de gamme, les activités proposées sont multiples, il n’y a pas de monoculture. La station possède tout ce qu’il faut pour résister aux chocs futurs. »
Au-delà de la diversification, comment le tourisme, peu flexible par nature, souvent en première ligne des grandes crises mondiales, peut-il faire face à l’instabilité ? Le numérique offre peut-être une partie de la solution. C’est en tout cas le pari d’une équipe de recherche de la HES-SO Valais-Wallis, qui participe à un programme national nommé Resilient Tourism, coordonné par l’EHL Hospitality Business School – HES-SO à Lausanne. Soutenu par Innosuisse, ce projet réunit six hautes écoles et une trentaine de partenaires publics et privés. Il vise notamment à développer des outils numériques pour aider le secteur du tourisme à anticiper les crises et les opportunités.
Dans ce cadre, l’équipe valaisanne développe une simulation du système touristique de son canton. Ce modèle numérique devra prendre en compte une multitude de paramètres – hébergement, transport, climat, démographie, économie… « Le but est de tester en virtuel la résilience de cet écosystème, par exemple face à des facteurs exogènes comme une pandémie », précise Jean-Christophe Loubier. La simulation devrait également permettre d’anticiper des phénomènes plus particuliers. Le chercheur cite le carving qui, en changeant la manière de skier, a modifié la donne dans de nombreuses stations en termes d’accessibilité du domaine, de sécurité ou de pistes les plus ou les moins appréciées des utilisatrices et utilisateurs. Il évoque aussi des modèles particulièrement disruptifs, comme celui d’Airbnb. « Une simulation permet d’évaluer l’impact de ces changements, voire de tester de nouveaux concepts et modèles d’affaires. » Cet exercice est destiné à accompagner la décision à un niveau « plutôt macro », explique Roland Schegg: « Nous voulons informer les décisions et les investissements à l’échelle des cantons, des communes ou de certaines infrastructures comme les transports ferroviaires, mais pas jusqu’au niveau de l’hôtel ou du commerce de souvenirs». Un prototype devrait sortir des laboratoires valaisans à l’automne 2023. En 2025, les chercheur·es comptent le transposer au canton des Grisons avant, peut-être, de le déployer à l’échelle du pays.
Observer le tourisme comme un système complexe
Le projet Resilient Tourism comprend d’autres volets. Une équipe lucernoise est notamment chargée de construire une base nationale des données touristiques, en réunissant les informations d’une multitude d’acteurs – hôtels, offices régionaux, organismes de crédit, transports en commun, opérateurs téléphoniques… Là aussi, il s’agit de construire un outil d’aide à la gestion opérationnelle, au marketing et au développement de produits. « Avec ce projet national, nous souhaitons mettre à profit le numérique pour analyser le tourisme comme un système complexe, souligne Jean-Christophe Loubier. Il s’agit d’observer comment les divers éléments fonctionnent de concert. »