Une recherche en cours explore les relations entre les crises écologiques, les émotions qu’elles suscitent et l’univers du spectacle. Pour ce faire, elle se focalise sur la création contemporaine romande, entre 2019 et 2025.

TEXTE | Marco Danesi

L’approche du projet Arts vivants / Écologie : le travail des affects (Aveta) est inédite. Celui-ci aborde la façon dont les arts du spectacle s’emparent et traitent des questions liées au dérèglement climatique et aux crises écologiques par le biais des affects et des émotions. À la tête de cette recherche, Julie Sermon, dramaturge, théoricienne du théâtre, intervenante et chercheure associée de La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO, explique : « Notre équipe, composée d’artistes et de chercheur·es en théâtre, souhaite saisir comment les puissantes émotions que suscite le contexte de crises écologiques circulent dans la création scénique actuelle. Et nous voulons aussi examiner en quoi l’expérience sensible, poétique, formelle de la scène nous aide à nous décentrer, à changer notre regard sur la nature, à porter plus d’attention aux mondes non humains. »

En se focalisant sur les émotions, Aveta entend tout à la fois « interroger ce qui motive les artistes, ce qui impulse leur travail ; étudier la place que ces affects ont dans les oeuvres, les pratiques, les expériences qu’ils imaginent ; et enfin, s’intéresser à ce que ressentent les spectatrices et les spectateurs, poursuit Julie Sermon. Il n’y a pas de linéarité entre ces trois dimensions, il peut même y avoir des effets de contraste ou de tension assez forts. Ce qui nous intéresse, c’est de voir en quoi le champ des arts vivants permet de faire émerger des émotions sociales, au-delà des vécus individuels et particuliers. »

Symboliquement, le calendrier du programme d’Aveta (entre 2019 et 2025) renvoie à des dates phares pour l’écologie (année où le secrétaire général de l’ONU a invité à proclamer l’état d’urgence écologique à l’échelle mondiale, d’une part, et les 10 ans des Accords de Paris sur le climat, de l’autre). Pour l’équipe de recherche, « il s’agit d’une période propice à la multiplication des initiatives, gestes et formes éco-artistiques ». Le corpus de ces oeuvres se veut « représentatif d’une période clé de la culture contemporaine, traitée au moment même de sa création ».

S’intéresser aux doutes et ambiguïtés qui traversent les spectacles

Avec cet angle d’attaque pour sonder les relations entre écologie et arts du spectacle, « on sort d’une approche pédagogique ou militante, complète la chercheure. On peut alors s’intéresser aux doutes, aux paradoxes, aux ambiguïtés qui traversent les spectacles quand ils portent sur scène les enjeux écologiques contemporains. » Le point de départ du projet se greffe sur l’épilogue de Morts ou vifs, un ouvrage de Julie Sermon publié en 2021 aux Éditions B42 et consacré à l’écologie des arts vivants. Cet essai constitue un état des lieux des réflexions sur le sujet. Il balise la recherche menée dans le champ de l’écocritique 1Les études écocritiques s’intéressent aux arts en tant que caisses de résonance des crises et des défis écologiques. Elles examinent et interrogent les pratiques de la scène et leur réception à la lumière des questions environnementales. Dès le milieu des années 1990, ces perspectives ont nourri les travaux des pionnières de l’écocritique américaine consacrée au « théâtre écologique » (Chaudhuri, 1994), au « théâtre vert » (May and Fried, 1994) ou aux « écologies du théâtre » (Marranca, 1996)., littéraire et théâtrale, au cours des trente dernières années.

Morts ou vifs conclut – en se référant aux travaux de Heather Davis et Etienne Turpin sur l’anthropocène – que « s’il faut reconnaître aux gestes et aux oeuvres des artistes une vertu spécifique, elle est à chercher dans leur capacité à déployer des modes d’adresse et de figuration qui échappent aux registres discursifs et émotionnels dominants du champ écologique – celui de l’objectivité scientifique, du moralisme politique ou de la dépression psychologique ». Or, jusque-là, l’écocritique affective – appellation d’un courant qui se propose d’envisager la création artistique à l’aune, et des problématiques écologiques, et des émotions – s’était uniquement penchée sur la littérature, le cinéma ou la vidéo. Les arts du spectacle en étaient absents.

Éprouver les crises en chair et en os

D’où l’intérêt d’ouvrir ce chantier prometteur. D’autant plus que les spectacles vivants, expliquent les responsables de la recherche dans leur dossier de présentation, « donnent forme à des êtres et des choses, des temps et des espaces, des gestes et des situations, qui débordent nos existences ici et maintenant ». Ils donnent à éprouver en chair et en os les crises par-delà la froideur des chiffres et l’austérité des constats scientifiques.

Pour Ève Chariatte, danseuse et chorégraphe, membre de l’équipe d’Aveta, le corps représente une antenne pour ressentir, appréhender le milieu dans lequel celui-ci évolue et se transforme. Les scènes, en accueillant d’égal à égal « des présences et des histoires non exclusivement humaines », ont le pouvoir de réveiller le sentiment de proximité avec cette partie du monde réduite historiquement à un décor, objet ou faire-valoir. Et le corps, dit encore Ève Chariatte, représente le sésame vers cette « sensibilité, égarée, à l’égard du vivant », comme dirait le philosophe Baptiste Morizot 2Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, Baptiste Morizot s’intéresse aux liens entre l’humain et le reste du vivant. Dans son ouvrage « Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant » (2016), il défend un modèle de relation entre les humains et les animaux qui échappe aux schémas traditionnels basés sur les rapports de force et privilégie les possibilités de communiquer..

Enfin, la dimension cathartique des spectacles permet aux affects de se manifester, d’être ressentis et vécus collectivement, voire de les débarrasser de l’aura angoissante qui les accompagne. En un mot, la recherche postule que les arts vivants sont en mesure de « contrebalancer » le sentiment d’impuissance, d’irréalité, voire l’indifférence, face à ou en dépit de « tous les savoirs et informations dont on dispose sur les crises écologiques ». « Notre présent, analyse Julie Sermon, est bouleversé par la dégradation des écosystèmes, du climat. » Et cette instabilité, d’une ampleur inconnue, génère des émotions : peur, angoisse, colère, honte, mais aussi joie ou enthousiasme en lien avec de nouveaux engagements porteurs d’espoir. « L’incertitude, certes au coeur de la condition humaine, est aujourd’hui généralisée, développe-t-elle. Elle touche à la survie de l’espèce humaine, comme des non-humains. Elle remet en cause la volonté qui caractérise l’Occident depuis quatre siècles de maîtriser son destin, de domestiquer la nature. La période que nous vivons porte un coup à la croyance que le milieu naturel compose le cadre permanent de notre vie. »

HEMISPHERES-N°25 Vivre avec les instabilités // www.revuehemispheres.ch
« Ndaku ya La vie est belle » est un collectif fondé en 2015 par le plasticien Eddy Ekete à Kinshasa au Congo. Près de 25 artistes s’y sont unis pour dénoncer la tragédie de leur quotidien et les désastres écologiques. Lors d’un spectacle de rue, ils ont fabriqué des costumes à partir des déchets qui inondent leur ville. En 2022, le photographe français Stéphan Gladieu leur a rendu hommage dans son livre « Homo detritus » | © STEPHAN GLADIEU / INSTITUTE

Les artistes se saisissent de ce tremblement existentiel et planétaire. Ils en sont saisis à leur tour. Ils puisent dans ce « vivier d’affects » – pluriels, contradictoires, ambivalents – et en font quelque chose : des spectacles, des performances, des chorégraphies. Ils y engagent leurs intelligences, leurs corps, leurs vécus. Au fil du temps, les spectacles assument des postures et des attitudes de moins en moins littérales, ni anxiogènes ni moralisatrices. Julie Sermon évoque les fictions, anticipations troublantes du metteur en scène Joël Maillard qui s’ouvrent sur des dimensions temporelles vastes ou lointaines, où la grande catastrophe relève déjà du passé, et où l’humanité tente, tant bien que mal, de se réinventer. Le tout, porté par une ironie mordante ou une tendresse mélancolique.

La chercheure cite également Kim Noble, dont Lullaby for Scavengers, au théâtre Saint-Gervais à Genève en 2022, jouait de la proximité dérangeante du performeur avec un écureuil empaillé parlant, avec un renard mort et des larves de mouche.

« Danser avec le climat » (D.A.C.) est un projet de recherche-création mené à La Manufacture en 2022. Son but était la réalisation d’un système de création chorégraphique régi par des données météorologiques.

Les affects deviennent matière à spectacle

De cette manière, les affects deviennent matière à spectacle. « Ces affects sont fabriqués, mis en forme, transformés par les artistes. En même temps, ces affects modifient, exercent une influence sur les oeuvres », avance l’équipe du projet Aveta dans son dossier, avec l’intention de pister les flux et les ressacs des émotions infusant, pétrissant autrices et auteurs, actrices et acteurs, scènes et publics du spectacle vivant.

Les émotions suscitées par l’état actuel, voire le devenir, des terrien·nes constituent alors le fil d’Ariane de la recherche dans les labyrinthes des oeuvres : de la conception du spectacle en passant par la création, la production, la diffusion de ce dernier, jusqu’à la réception par les spectatrices et spectateurs et l’impact – tant intime que collectif – que ces émotions peuvent avoir « sur la relation avec le monde, la façon de l’éprouver et donc de l’habiter », précise Julie Sermon. Et ce, comme l’ajoute Ève Chariatte, « au-delà des dichotomies tenues pour évidentes entre culture et nature, corps et esprit, science et arts ».