Les mouvements d’émancipation contemporains en faveur de la diversité questionnent aussi les arts de la scène. Trois hautes écoles de danse européennes ont mené une réflexion, parfois autocritique, sur le sujet.
TEXTE | Matthieu Ruf
Souvent perçues comme des bulles, les écoles d’art ne sont pourtant pas séparées du monde. Ces dernières années, à La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO à Lausanne, les étudiantes et les étudiants ont fait apparaître des enjeux de société au cœur de l’institution en lançant des initiatives appelées « Gender Manuf » ou « Association Décoloniale ». Ils ont également appelé la direction à se positionner publiquement au sujet du conflit israélopalestinien. Des mouvements globaux comme #MeToo et des événements comme la mort de George Floyd en 2020 – qui a marqué un tournant dans la prise de conscience des violences policières et des inégalités raciales – ont rendu les questions de discrimination et d’inclusion urgentes, au point de prendre parfois de court le personnel enseignant.
Danseur et responsable académique du Bachelor en Contemporary Dance de La Manufacture jusqu’en été 2025, Gabriel Schenker est attentif à ces thématiques depuis longtemps. De ses discussions avec des collègues d’autres écoles de danse en Europe, confrontés aux mêmes préoccupations, est né un projet de recherche européen (2023-2025) intitulé Diversity in European Higher Dance Education (DDE). Il a donné lieu à des semaines de réflexion et de pratiques corporelles, des groupes de discussion avec les étudiants et des entretiens avec le personnel dans trois institutions : La Manufacture, l’Université des arts de Stockholm et P.A.R.T.S. (Performing Arts Research and Training Studios) à Bruxelles. Au-delà de la représentativité statistique, quelle diversité ces formations accueillent-elles et comment celle-ci est-elle valorisée durant les études ? Quelles discriminations, conscientes ou inconscientes, les processus d’audition, les plans d’études, les horaires, les coûts, les bâtiments, la préparation à l’après-diplôme peuvent-ils occasionner ? Tel est le genre de questions que l’équipe de recherche, coordonnée par Gabriel Schenker, s’est posé. « C’était extrêmement riche et intense, relate ce dernier. J’ai très mal calculé la masse de travail à prévoir ! »
Recrutement global et prélèvement des ressources
Malgré le peu de places disponibles (une nouvelle volée deux années sur trois, au moins 50% de personnes suisses sur les 14 sélectionnées), le Bachelor en Contemporary Dance de La Manufacture est une formation de renommée internationale, qui attire des danseuses et danseurs du monde entier. C’est le cas aussi de P.A.R.T.S. à Bruxelles, qui réalise des préauditions sur plusieurs continents. Comment éviter que ce recrutement global ne devienne, sous couvert d’inclusion de cultures diverses, un autre prélèvement de ressources ? « Il faut combiner l’effort d’aller chercher des gens ailleurs avec celui de valoriser leur apport, analyse Gabriel Schenker. Sinon, c’est de l’impérialisme. »

L’un des mérites du projet DDE est ainsi de jeter une lumière crue sur la notion faussement universelle de « danse contemporaine ». Pratiquer ce qui est considéré comme de la danse contemporaine dans son propre pays, arriver en Europe et s’entendre dire que c’est plutôt de la danse moderne, folklorique, ou autre chose encore est une expérience fréquente d’étudiants immigrés. Mais cette hiérarchie tacite concerne aussi des personnes vivant en Suisse. Ainsi, beaucoup d’étudiants interrogés ont déclaré avoir senti que le fait de venir d’un autre milieu de danse (waacking, hip-hop ou d’autres danses dites urbaines, par exemple) était un atout pour être sélectionné dans l’école. Néanmoins, une fois la formation commencée, cette pratique-là devait plutôt être laissée pour le soir, après les cours. « En d’autres termes, on leur a vendu une formation où tout serait possible, qui finalement comportait des demandes esthétiques implicites. »
Le minimum, aux yeux du groupe de recherche, consiste donc à situer le savoir-faire européen enseigné dans ces hautes écoles pour le dévêtir de ce monopole du « contemporain », qui exclut implicitement d’autres formes d’expression. En Scandinavie, la discipline est d’ailleurs souvent nommée European Experimental Stage Dance (danse scénique expérimentale européenne). « Deux choses compliquent néanmoins l’acte de simplement se positionner, nuance Gabriel Schenker : le fait que de nombreuses formes de danse tout à fait européennes sont considérées comme “mineures” et, surtout, la responsabilité coloniale de l’Europe, qui a empêché et continue d’empêcher d’autres cultures de la danse de se développer autant que la nôtre. »

Consciente de l’ampleur de la tâche, tout comme des tensions créées entre les impératifs institutionnels d’un côté et la réalité du terrain de l’autre, l’équipe du projet DDEpropose, dans son rapport final, plusieurs recommandations, notamment une formation continue pour le personnel enseignant et un cours à intégrer au cursus de Bachelor. L’une des propositions les plus aisées à mettre en place est de renforcer considérablement les moments d’apprentissage latéral, qui laissent la possibilité aux étudiants de transmettre leur pratique de la danse à leurs pair·es et à leurs enseignantes et enseignants, sans hiérarchie. Mais cela pose la question de la charge horaire, déjà très importante à La Manufacture (trente-cinq à quarante heures d’enseignement par semaine). Sans lien apparent avec la question de la diversité, cette charge n’est pourtant pas vécue de la même manière par les différents étudiants selon leurs habitudes culturelles, d’autant plus dans le cas où ils doivent travailler le soir ou le week-end pour subvenir à leurs besoins.
Les facettes moins visibles de la diversité
Cet exemple illustre la nécessité d’une approche intersectionnelle. « L’attention que nous avons su apporter aux questions de genre, notamment ce qui a trait au harcèlement, à l’identité, aux pronoms, nous ne l’avons pas encore portée avec la même intensité sur les questions raciales, illustre Gabriel Schenker. Cela est en rapport avec ce qu’est La Manufacture, de manière très factuelle : une institution blanche. »
Le processus de recherche a permis d’autres prises de conscience liées aux ramifications de la diversité et ses facettes moins visibles. Le sujet du handicap physique est ainsi apparu au cours du projet, de même que celui des classes sociales. « Nous n’avons pas interrogé les personnes qui n’ont pas été sélectionnées lors de l’audition, ni, surtout, celles qui ne se sont jamais présentées parce qu’elles ont pensé n’avoir aucune chance. Cela touche à d’autres thématiques encore, comme celle des religions, presque absentes à La Manufacture. Et cela pose la question de qui s’imagine suivre un Bachelor en danse. »
Si l’institution, avec ce projet de recherche, effectue un exercice d’autocritique, il est à noter que c’est aussi grâce à leur parcours à La Manufacture que certains étudiants s’informent et deviennent sensibles à ces questions. Le cours « Race, Genre et Classe », donné par Fabián Barba, a pu avoir un effet de détonateur sur les personnes en formation, en provoquant chez elles de la détresse ou en activant un désir d’agir. Gabriel Schenker constate que les volées les plus récentes arrivent déjà politisées sur les questions de diversité et de discrimination. Ce qui ne diminue pas la nécessité de thématiser ces questions, bien au contraire. « J’ai déjà entendu le raisonnement suivant : quand on aborde ces sujets, cela devient incontrôlable, donc ce serait peut-être mieux de ne pas le faire. La conclusion de notre groupe de recherche est inverse : il est crucial d’affronter cette réalité dès le début des études, avec beaucoup d’attention et de soin. Car ce sont des questions brûlantes. L’une des clés est de ne pas laisser les étudiants seuls et d’avoir des personnes de confiance en permanence au sein des écoles, pas seulement des enseignants qui viennent trois semaines en parler puis repartent. »

