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Prendre sa vie en main

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Il n’existe pas de dignité humaine sans autonomie. Pour autant, les obstacles à l’autonomie sont légion. Une avocate, une assistante sociale, une artiste, un spécialiste de la gestion administrative ou encore le guet de la cathédrale de Lausanne confient leur expérience en la matière.

TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
IMAGES | Hervé Annen


« Je travaille dans une bulle un peu hors du temps »

HEMISPHERES 27 Prendre sa vie en main Alexandre Schmid

Alexandre Schmid, 32 ans
Guet de la cathédrale de Lausanne

Lorsqu’il arpente peu avant 22h les 153 marches qui le mènent dans sa loge au sommet de la cathédrale de Lausanne, Alexandre Schmid ressent combien sa vie est particulière. Rien ne prédestinait pourtant ce licencié en histoire et géographie, qui a grandi loin de la capitale dans un petit village du Nord-Vaudois, au poste honorifique de guet de la ville de Lausanne. Quelques mois après son entrée en fonction, il avoue fortement apprécier de se retrouver cinq soirs par semaine « dans cette bulle un peu hors du temps, au cœur de cette atmosphère médiévale »,lui qui s’est « toujours senti un peu en décalage avec son époque ». Et de souligner : « C’est sûrement un des derniers emplois où il n’y a pas de course à la productivité ! Ce qui me laisse le temps de me consacrer à mes lectures ou à mes visites. » S’il apprécie ces moments de ressourcement loin de l’agitation, ce célibataire sans enfant ne se sent pas déconnecté de ses pairs. « Cette fonction est assez contradictoire:je suis à la fois au cœur de la ville et en même temps très isolé en haut de ma tour, réveillé alors que les gens dorment. Et pourtant, le sens de mon travail est aussi d’être en lien avec les gens. » Ainsi en va-t-il avec ces visiteur·euses nocturnes, qu’il accueille régulièrement dans son beffroi pour leur conter les secrets de la cathédrale. Mais seulement jusqu’à 2h du matin, heure à laquelle il rejoint son domicile, le bruit assourdissant des cloches automatisées l’« empêchant de trouver le sommeil avant ».


« L’autonomie est tissée d’interdépendances »

HEMISPHERES 27 Prendre sa vie en main Catherine Rohner

Catherine Rohner, 47 ans
Comédienne et directrice de la compagnie La Roulotte des Mots, Neuchâtel

Longtemps, Catherine Rohner a été « une universitaire pure et dure ». Après des études de lettres et sciences humaines ainsi que plusieurs années dans la recherche académique, elle se fait happer par le monde du théâtre. En 2009, elle fonde « La Roulotte des Mots », une compagnie qui se donne pour mission de « favoriser la sensibilisation à la biodiversité ». Un centre d’intérêt qu’elle doit à son grand-père, qui l’a « beaucoup emmenée en promenade dans la nature tout en étant dans un souci de transmission ». Ses créations traitent aussi bien « du thème de l’eau, de la santé du sol, de la communication végétale que de l’utilité des vers de terre ». Soutenue par l’Office fédéral de l’agriculture, son association prépare actuellement un spectacle autour de l’autonomie alimentaire. Son projet théâtral a d’ailleurs « trouvé un ancrage physique dans un potager communautaire » : « Notre souhait est de faire prendre conscience des enjeux liés à une production alimentaire durable, à l’accès aux semences, mais aussi de proposer un espace multiculturel d’échange et de créativité. L’autonomie est tissée d’interdépendances au sein du vivant. » Si son potager n’est pas assez grand pour engendrer l’autonomie sur le plan alimentaire, il « ouvre des horizons de partage inestimables, comme inciter les jeunes à mettre la main à la terre ou offrir aux personnes réfugiées une sorte d’enracinement ».


« Je n’aime pas les frontières »

HEMISPHERES 27 Prendre sa vie en main Roxane Sheybani

Roxane Sheybani, 38 ans
Avocate, Genève

Roxane Sheybani, fondatrice de l’étude OratioFortis Avocates à Genève, met un point d’honneur à défendre tout type de client·es : « Défendre sans regard aux ressources financières du justiciable constitue la règle de base. » Elle avoue avoir un penchant pour une cause qui lui tient à cœur, la pénalisation de la migration. « Je n’aime pas les frontières, lâche-t-elle. Tout être humain devrait être libre de s’établir où il le souhaite et être libre de ses mouvements. » Et de dénoncer la « pyramide des passeports » : « Je suis née avec le privilège d’avoir un passeport suisse qui laisse une grande liberté de mouvement, alors qu’un passeport somalien, par exemple, rend tout déplacement extrêmement compliqué, sans que rien ne le justifie. » Si elle s’intéresse aux droits des personnes étrangères, rien à voir avec les origines de ses grands-parents paternels, venus d’Iran. « D’extraction bourgeoise », la jeune femme, qui a grandi à Genève, se prédestinait à faire les Beaux-Arts, avant de se rêver œuvrer dans la résolution de conflits. Un stage de juriste au sein d’un Service d’aide aux exilé·es la convainc cependant que sa place est auprès de ceux qui « ont été déracinés de force de leur foyer et ont souvent tout perdu. Il est sain d’être critique envers les lois qui ne visent pas l’autonomie pour toutes et tous. 


« Savoir gérer l’administratif rend autonome »

HEMISPHERES 27 Prendre sa vie en main Raul Bianco

Raul Blanco, 34 ans
Président de l’association Autonomia, spécialisée dans l’éducation administrative, Genève

Quand on lui parle d’autonomie, Raul Blanco pense immédiatement à ses parents, et avec reconnaissance. « Ils m’ont appris à gérer mon administratif, mes factures, ma déclaration d’impôts, mes assurances, etc. Autant de choses qui permettent d’être autonome. » C’est au sein de l’association Autonomia, dont il est devenu le président en 2022, qu’il a réellement pris conscience de la valeur de ce cadeau. Il essaie aujourd’hui de le transmettre à sa façon. Destinée prioritairement aux jeunes de 18 à 30 ans, cette structure offre un accompagnement et des conseils en matière administrative, dans le but d’offrir une réelle « égalité des chances ». « Nos formations sont ouvertes à toutes et tous, car certaines personnes se retrouvent confrontées à une partie de leur administratif qu’elles ne maîtrisent pas. » Après une carrière dans une grande enseigne en tant que responsable administratif, ce Genevois aux origines espagnoles opère un virage radical, ne se sentant « plus en accord avec les valeurs de certaines entreprises qui traitent leurs employé·es comme des numéros et non plus comme des êtres humains ». Il entamera ainsi dès l’automne une formation en tant qu’éducateur social. Un projet de vie plus proche de sa « nature très sociable » et de son « goût pour l’associatif ».


« L’essentiel, c’est de réussir à garder son autonomie de pensée »

HEMISPHERES 27 Prendre sa vie en main Thuy Esselier

Thuy Essellier, 50 ans
Assistante sociale, responsable du domaine social et juridique au sein du Club en fauteuil roulant du Valais romand

Thuy Essellier annonce immédiatement la couleur : « En tant que personne paraplégique, femme et étrangère, je cumulais tous les obstacles à l’autonomie. » Elle n’a que 18 ans lorsqu’un accident la condamne au fauteuil roulant. « L’essentiel, c’est de réussir à garder son autonomie de pensée, confie-t-elle. Tout à coup, on devient dépendant des autres et soumis à leurs différents avis. Celui des médecins, des assurances, des proches surtout, qui ont peur pour vous. » La jeune femme se refuse cependant à se laisser influencer par son environnement. Résistant aux avis contraires, elle se lance dans des études en sciences sociales. Il faut dire que des limites, elle en avait déjà repoussé ! Née au Vietnam, elle n’est qu’une enfant lorsqu’elle tente avec sa famille la traversée pour rejoindre la Thaïlande en tant que boat people. Treize tentatives, en passant par la case prison, avant de réussir à fuir la dictature communiste. Imprégnée de ce goût de liberté acquise par la seule persévérance, elle a fait de l’autonomie son projet de vie. Bénévole au sein du Club en fauteuil roulant du Valais romand, elle soutient notamment les personnes nouvellement paralysées, « les accompagnant un bout de chemin afin de faciliter leur intégration sociale », entre cours de salsa et compétitions de curling. Car la vie ne saurait s’arrêter au handicap.