Lorsqu’il déambule dans des lieux sans intérêt particulier avec son instrument, Laurent Estoppey interprète les paysages sonores que lui offre son environnement : voix d’enfants, sirènes d’ambulance, aboiements…
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
Il est des dialogues auxquels on ne se prépare pas. Il en va ainsi de ces rencontres furtives vers lesquelles tend le saxophoniste Laurent Estoppey, lorsqu’il se met en marche avec son instrument dans le cadre de son projet de doctorat baptisé Walk zis Way. « L’idée est de partir à la dérive, sans parcours défini à l’avance, explique ce professeur à l’HEMU – Haute école de Musique – HES-SO à Lausanne. Je joue en marchant, improvisant au gré des paysages sonores que je traverse. » Pour ses déambulations musicales, il a choisi de se focaliser sur des environnements urbains, tantôt en Suisse, tantôt aux états-Unis, ou ailleurs. Sans pour autant les sélectionner expressément : « Je me sers principalement de mes déplacements professionnels ou familiaux. J’aime l’idée de me confronter à des lieux qui ne sembleraient pas forcément intéressants de prime abord, ou trop répétitifs. »
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1. « Poésie des voitures », Laurent Estoppey, Lausanne, 21 septembre 2024
2. « Tunnel Raleigh», Laurent Estoppey, New York City, USA, 30 novembre 2023
Dans une attitude proche du lâcher-prise, le musicien s’abandonne alors à son itinéraire, comme face à une partition inconnue : les sons et les espaces qu’il croise sur son chemin deviennent alors ses partenaires de jeu, pour un instant. « Je n’ai pas envie de m’arrêter, ces improvisations doivent vraiment s’inscrire dans le flux continu de la marche », souligne-t-il.
Agacé par le bruit des oiseaux
Des voix d’enfants, un oiseau, une sirène d’ambulance, un chien qui aboie, des environnements qui se transforment… Aux oreilles de Laurent Estoppey, tout est bon pour entamer un dialogue sonore. Rendu attentif au moindre son qui l’environne, le saxophoniste redécouvre ainsi les bruits du quotidien sous un regard neuf. « Bizarrement, j’aime de plus en plus les voitures, se surprend-il à admettre. Alors que cela pourrait être considéré comme une nuisance sonore, je perçois désormais quelque chose de très ritualisé dans cette apparition sonore qui repart de manière très douce, comme un son qui s’efface progressivement. Il y a résolument de la poésie là où on ne l’attend pas. » Et de confier, à l’inverse, être « parfois agacé par le bruit des oiseaux : quand il y a trop d’informations, cela ne m’intéresse plus ».









Images des déambulations du saxophoniste Laurent Estoppey. Ligne par ligne, de gauche à droite : Paris, 18 mars 2024 ; Raleigh, NC, 30 novembre 2023 ; Greensboro, 10 juin 2024 ; EPFL Lausanne, 22 mai 2024 ; Neuchâtel, 20 mars 2024 ; Miami Beach, 17 juillet 2024 ; Lausanne, 20 septembre 2024 ; Miami Beach, 17 juillet 2024 ; Greensboro, 5 avril 2024.
Du côté des interactions avec des personnes qui entraîneraient une discussion, le musicien avoue qu’elles restent rares, notamment en raison de son mouvement de déplacement permanent. Néanmoins, de nombreux signes de sympathie lui sont adressés. « Je réfléchis d’ailleurs à développer des marches où j’inviterais des personnes à me suivre sur mon trajet, indique-t-il. Je m’aperçois qu’une forme d’intimité ne peut pas se créer de manière spontanée : j’imagine mal quelqu’un lâcher ses projets du moment pour se mettre à cheminer derrière moi. Mais ce serait l’idéal ! »
Jouer sans volonté de se faire remarquer
En attendant, Laurent Estoppey, dit aimer expérimenter cette zone grise entre la posture de représentation et de non-représentation, entre la performance et la non-performance : « Contrairement à un artiste de rue, je joue sans nécessairement vouloir me faire remarquer. Comme je dois être en éveil par rapport aux sons qui m’entourent, je joue souvent très doucement. Mais, dépendant du lieu, qui peut avoir une forte résonance, je deviens forcément inévitable. »
Ces expériences d’improvisation, qu’il filme et analyse, confrontent le musicien à toujours plus de questionnements sur la pratique musicale, la posture artistique ou encore l’aspect de la réception. Autant d’interrogations qui le stimulent. D’ailleurs, s’il apprécie se produire dans des salles de concert, Laurent Estoppey a toujours été séduit par les sessions hors cadre. « Avec l’ensemble baBel, nous avons développé différents projets d’intervention dans l’espace public, créant des situations inattendues dont notamment deux tournées dans des stations-service, raconte-t-il. Les espaces ouverts, où tout peut arriver, proposent forcément des stimulations inédites. »