La musique peut contribuer à l’amélioration des rapports politiques et commerciaux, parfois difficiles, entre les pays. Un projet de recherche analyse les différents modèles de la diplomatie musicale.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault

En 2003, l’Orchestre national irakien jouait à Washington dans l’espoir de gagner le coeur du public américain. En 2007, le président vénézuélien Hugo Chávez envoyait l’Orchestre symphonique Simón Bolívar en tournée en Europe pour améliorer l’image de son pays. Ces pratiques ne sont pas nouvelles: dès l’Antiquité, la musique est utilisée comme outil diplomatique. Quels sont les différents modèles et les bonnes pratiques d’une telle diplomatie? C’est ce qu’une recherche de la Haute école de musique de Genève-Neuchâtel – HEM – HES-SO entend explorer en analysant une série de projets. «Il s’agira d’étudier la diplomatie par la musique comme facilitatrice de dialogue international, comme programme de médiation culturelle des publics et enfin, comme structure de déploiement d’enseignements interculturels», détaille Xavier Bouvier, professeur à la HEM, qui chapeaute la recherche.

Mené en partenariat avec diverses instances diplomatiques, organisations non gouvernementales et institutions d’enseignement de la musique, le projet consiste aussi à travailler avec des pays qui sont plus ardus sur le plan diplomatique. Comme l’Iran, la Palestine, la Chine ou le Liban, par exemple: «Un des projets qui seront étudiés consiste en une collaboration avec la Corée du Nord, ajoute le chercheur. L’intention est de faire venir en Suisse des musiciens pour un concert.» La musique, tout comme le sport, représente un lieu apolitique et, paradoxalement, cette caractéristique peut lui donner un grand poids politique, fait valoir Xavier Bouvier: «Des dialogues impossibles dans le cadre de relations politiques ou économiques peuvent se construire autour de la musique. Elle représente un territoire relativement neutre qui peut ouvrir beaucoup de portes.»

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Le groupe de punk allemand Die Toten Hosen a donné un concert conjoint avec trois groupes de punk locaux, le 6 décembre 2014 à Yangoon, au Myanmar. Cet événement marquait le 60e anniversaire des relations diplomatiques entre l’Allemagne et le Myanmar. | © EPA/LYNN BO BO

Mais il importe d’être attentif à certains aspects. Par exemple, la musique classique occidentale possède un poids très lourd. Prendre conscience de cette domination historique est important pour ne pas la reproduire. «Lors de l’organisation d’un concert, il faut voir qui décide du contenu et comment celui-ci est choisi, précise le chercheur. Il s’agit d’essayer de travailler en maintenant un dialogue constant.» Les échanges se font en anglais ou avec un traducteur, dont le rôle est essentiel: «Il faut choisir la bonne personne et la faire participer au projet.» Car les relations personnelles sont déterminantes et il est essentiel de gagner la confiance du partenaire. Xavier Bouvier cite la Chine, qui a développé un réseau de quelques centaines d’instituts Confucius dans le monde, dans le but de promouvoir la langue et la culture chinoises, en associant partenaires chinois et locaux: «Un beau modèle de participation et de liens tissés entre universités chinoises et étrangères.» À un niveau plus local, il considère que le fossé entre la Genève internationale, la Genève plus locale et les institutions culturelles est frappant. «Nous souhaiterions le combler et faire dialoguer ces deux Genève, avec notamment l’éventuelle Cité de la musique et des collaborations diverses. Par exemple, nous avons organisé un atelier de gamelan de Bali (une percussion, ndlr) offert au personnel de missions étrangères auprès de l’ONU.» Ce qui intéresse la HEM, c’est le dialogue entre les cultures, entre des langages musicaux différents, affirme le professeur, qui voit les richesses de l’interculturalité comme un capital à exploiter. «Dans notre monde de migrations et de relatif manque de dialogue, quelque chose peut être fait par la musique. Nous espérons y contribuer modestement.» Participant au projet, Patrick Lehmann, responsable du Département des instruments d’orchestre à la HEM, travaille depuis plusieurs années avec des instituts dans différents pays. Il collabore notamment avec le projet Neojiba, le centre d’orchestres d’enfants et d’adolescents de l’État de Bahia, au Brésil. Il s’agit d’un programme d’éducation musicale, mais aussi d’intégration sociale: «Chaque année, en temps normal, nous accueillons des Brésiliennes ou des Brésiliens et des gens de chez nous vont au Brésil pour un stage d’un mois.»

Il s’occupe aussi des relations avec le Conservatoire Edward Said en Palestine, où des cours à distance ont été donnés depuis Genève et avec lequel des échanges d’étudiant·es et des projets musicaux communs sont organisés. Patrick Lehmann souligne le caractère coopératif de ces relations bilatérales: «Nous ne sommes pas les seuls à dispenser des savoirs. Il s’agit d’échanges et de partage.» Souvent, pour ses étudiant·es, ces expériences ont l’effet d’un électrochoc, observe-t-il. « Elles changent leur vision du monde et peuvent même réorienter leur cursus scolaire.» La musique représente un moyen plus direct et plus facile pour entrer en contact avec des populations, des pays avec lesquels nous n’avons pas forcément de rapports politiques et commerciaux, considère Patrick Lehmann, en insistant sur l’importance pour une école comme la HEM «de se décloisonner, de s’ouvrir aux autres pratiques musicales. Dans le contexte actuel, ce genre de démarche me paraît indispensable.»


Trois questions à Petra Koehle

Coresponsable du projet «Esthétiques politiques du don au Palais des Nations», cette professeure à l’École de design et haute école d’art – EDHEA – HES-SO, considère qu’à travers l’esthétique peut s’exprimer tout un arrière-fond politique.

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Petra Koehle | © BERTRAND REY

Sur quoi porte votre projet?
Sur les dons faits par les États membres de la Société des Nations (SdN), précurseure de l’Organisation des Nations Unies. Ils constituent une grande partie de l’ameublement du Palais des Nations à Genève. Il peut s’agir tant d’un tissu, d’une table, d’une peinture, d’une sculpture, que d’une salle entière. Certains de ces dons sont toujours en place, d’autres se trouvent dans des musées. En revanche, on a perdu la trace de certains. Tout cela raconte l’histoire du changement de perception esthétique. Par exemple, des peintures ont été retirées parce qu’elles ne représentent plus l’image que l’ONU veut donner d’elle-même aujourd’hui. À travers l’esthétique peut s’exprimer tout un arrièrefond politique.

Vous avez exploré les archives du Palais des Nations?
Oui, car chaque don a été accompagné de correspondance, s’étendant parfois sur des années. Nous avons aussi effectué des recherches au sein du Palais. Notre équipe comprend des artistes et une historienne de l’art, Federica Martini, ce qui nous permet de combiner des approches artistiques et scientifiques. En plus de la recherche de documents, nous avons photographié, filmé et effectué des enregistrements sonores dans le Palais. En cours de route, nous rendons publics nos résultats sous forme de vidéos, d’expositions, d’affiches ou d’émissions de radio.

Tentez-vous de comprendre le Palais des Nations à travers le parcours singulier des dons?
En effet. Certains exemples sont parlants : une plaque de bronze comprenant deux citations de Simón Bolívar – protagoniste de l’émancipation des colonies espagnoles d’Amérique du Sud – a été offerte par cinq nations latinoaméricaines. Elle a fait l’objet de huit ans de correspondances. En principe, celle-ci avait été acceptée par la SdN, mais elle n’a jamais été installée. Cela pose plusieurs questions. Nous avons discuté avec une historienne de l’art spécialiste de l’Amérique latine et un muséologue vénézuélien des raisons éventuelles pouvant expliquer cette absence. Globalement, on distingue une tension entre représentation nationale – chaque État veut promouvoir son esthétique, ce qui le caractérise – et la volonté de créer une esthétique commune à toutes les nations. Cela peut parfois générer des tensions politiques.