Des chercheur·euses en art ont développé des dispositifs pour permettre au public de s’immerger dans des archives par le son. Leur objectif : faire entendre et rendre visibles les voix des personnes « d’en-bas ».
TEXTE | Geneviève Ruiz
« Contrôles pulmonaires des étrangers aux frontières », c’est l’intitulé de sept boîtes déposées dans le fonds d’archives du canton du Valais. Elles contiennent les dossiers médicaux d’une partie des saisonnier·ères arrivés en Suisse par la gare de Brigue entre 1946 et 1992, provenant principalement du sud de l’Europe. « Durant cette période, le gouvernement fédéral a mené un programme de contrôles médicaux obligatoires aux frontières, dont l’objectif officiel était d’empêcher l’introduction de la tuberculose dans le pays, explique Jelena Martinovic, responsable de l’Institut de recherche en Arts Visuels de la HES-SO Valais-Wallis – École de design et haute école d’art – EDHEA. Chaque candidat·e était examiné et son thorax radiographié. Les médecins classaient ensuite les personnes sous trois catégories : “admis”, “admis sous réserve d’examens complémentaires” ou “admission refusée”. »
Cette politique de contrôle médical de masse n’avait alors pas d’équivalent dans le reste de l’Europe. En Suisse, dans les années 1950, la tuberculose commençait à être bien maîtrisée grâce aux traitements antibiotiques. Par ailleurs, de luxueux sanatoriums accueillaient sans formalité des touristes fortunés venus bénéficier des propriétés curatives de l’air alpin. Lorsqu’Alain Dubois, chef du Service de la culture de l’État du Valais qui était alors archiviste cantonal, propose à Jelena Martinovic de valoriser ces boîtes d’archives en 2022, cette artiste et historienne de la médecine, qui s’intéresse de longue date à la santé publique, saute sur l’occasion et embarque une équipe interdisciplinaire de chercheur·euses – architectes, historien·nes de la médecine ou cinéastes – dans ce projet nommé Medical Borders.
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Maria Iorio / Raphaël Cuomo, 2 (correspondances pour un film à venir), 2024 (extrait)
Traduction française de l’extrait sonore:
Chère Anna, chère Domenica,
Chère Erida, Gabriella, Lucia, Maria
Cher August, Giulio, Jean, Pietro, Spasoja, Wenceslao,
Nous vous écrivons en reparcourant ces lieux. Nous retrouvons peut-être des chemins déjà traversés, des perspectives connues, des points de vue familiers. Avez-vous aperçu ces paysages?
Ce parcours nous ramène seulement à cette position vacante, celle de votre absence. Ce sont quelques-uns des lieux que vous avez dû quitter de force; les lieux d’où vous avez été refoulés, ou expulsés.
En invoquant les risques d’épidémie et de contagion, le pouvoir vous a filtré selon votre capacité de travail. Il a défini qui compte et qui ne compte pas; de qui il peut disposer. Il a sélectionné en jugeant certains de vos caractères physiques favorables ou défavorables. Déficients. Il vous a catalogués sur la base de vos incapacités. Nous lisons qu’ici, vous êtes devenus «indésirables».
Description du film:
Le film 2 (correspondances pour un film à venir) prend comme point de départ une série de dossiers que les artistes Maria Iorio et Raphaël Cuomo ont sélectionné dans les archives du Service de la santé publique (conservées aux Archives de l’Etat du Valais): ces rares documents concernent les «cas 2», selon le chiffre inscrit dans le passeport des personnes non autorisées à prendre un emploi en Suisse et renvoyées après le contrôle sanitaire. Dans le film, des trajectoires personnelles se révèlent à travers une série de lettres amicales. Elles mettent en évidence comment les mesures prises à l’origine pour préserver la nation des maladies contagieuses deviennent l’instrument d’une politique de tri des travailleuses et des travailleurs étrangers basé sur leur capacité de travail; les défaillances et les injustices générées par le dispositif sanitaire; mais aussi des moments d’insoumission et de résistance.
Visibiliser l’expérience intime de la migration
« Nous souhaitions opérer une médiation entre ces matériaux – contenant des radiographies et beaucoup de données factuelles comme l’âge, le genre, l’origine, la taille, etc. – et le public, afin de visibiliser les voix des personnes immigrées, notamment par le biais d’interventions artistiques sonores et audiovisuelles », souligne Jelena Martinovic. L’équipe s’est basée sur le concept de “savoir de l’ombre” inspiré de l’ouvrage Atomic Light (Shadow Optics) d’Akira Mizuta Lippit, professeur d’art cinématographique à l’Université de Californie du Sud. Il y développe des réflexions sur les spécificités de l’ère radiologique et de ses archives, qui révèlent l’invisible tout en créant de nouvelles zones d’ombre. L’idée que chaque personne migrante possède deux histoires a également sous-tendu le projet : celle qui est consignée dans les documents administratifs et celle, plus secrète, liée à son expérience intime de la migration. Medical Borders a privilégié cette seconde histoire, afin de faire entendre l’expérience de celles et ceux qu’on ne veut pas écouter : « Des personnes dont on radiographiait l’intérieur des corps afin d’effectuer un tri entre celles qui étaient aptes au travail et les autres, affirme Jelena Martinovic. C’est notre hypothèse de travail, du moins. »
L’équipe de recherche a ensuite largement utilisé le son pour « faire parler » ces archives, « car l’oralité permet une approche sensorielle et affective par le bas, indique Jelena Martinovic. Nous voulions écouter ces archives et explorer leurs zones d’ombre. » Parmi les différents dispositifs créés dans le cadre d’une exposition qui a eu lieu début 2024 au pôle culturel Les Arsenaux à Sion, on peut citer le film des artistes Maria Iorio et Raphaël Cuomo, qui fait entendre les voix de celles et ceux dont l’admission a été refusée. Ils s’adressent à ces personnes – inventées car absentes des archives – au moyen de lettres à la première personne dans leurs langues respectives, soit l’italien, l’espagnol ou le serbo-croate. Une autre œuvre réalisée par l’artiste photographe Laurence Rasti donne la parole à deux personnes originaires du Portugal qui ont vécu ces contrôles médicaux. Les langues de ces interviews, réalisées à la fois en portugais et en français, sont restituées de manière croisée, sonore et visuelle.
Déconstruire le regard colonialiste et ethnocentré
Dans le cadre d’un projet artistique mené pour le Living Archive Research Group 1Créé en 2019, le Living Archive Research Group réunit des spécialistes de l’EPFL, de l’EDHEA, de la ZHdK et du Centre interfacultaire en sciences affectives de l’UNIGE, pour exploiter le potentiel des archives culturelles au moyen de dispositifs artistiques,
de nouvelles technologies, de la participation des publics et de l’analyse des émotions résultant de ce type d’expérience., Christophe Fellay, artiste sonore et responsable de l’orientation en son du Bachelor en Arts visuels à l’EDHEA (lire encadré ci-dessous), a de son côté exploré les archives sonores du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) au sein d’une équipe interdisciplinaire. Son leitmotiv avait des similitudes avec celui de Medical Borders : privilégier les voix oubliées de l’histoire, mais cette fois dans une perspective décolonialiste et féministe. La grande différence se situe dans le type de matériel : on se trouve ici exclusivement face à du matériel sonore, soit des bandes, des cassettes, des CD, classés par centaines dans des cartons. « Les supports comme les bandes magnétiques sont fragiles et certaines d’entre elles étaient déjà abîmées, précise Christophe Fellay. Nous avons pu commencer notre recherche seulement après le travail de numérisation de ce patrimoine effectué par une équipe de l’EPFL. » Ce vaste corpus contient toutes les archives sonores du CICR à Genève, dont la majorité date de la deuxième moitié du XXe siècle. Il comprend des enregistrements officiels, comme les assemblées du CICR, des émissions de radio ou des discours. Il y a aussi des enregistrements ponctuels moins formels, captés notamment par des délégué·es durant leur temps libre et sur leur propre initiative. On y entend des cérémonies, des rituels, des bruits de la rue, beaucoup d’éléments non verbaux. C’est cette partie-là qui a le plus intéressé Christophe Fellay et son équipe, composée de trois étudiant·es de l’orientation en son du Bachelor en Arts visuels.
Qu’est-ce qui a été enregistré et pourquoi ? Qu’est-ce qu’il faut garder et montrer ? « Ces questions ont été transversales à notre travail, explique Christophe Fellay. Nous les avons abordées non pas dans une perspective documentaliste, mais artistique. » Face à la quantité de documents sonores, l’équipe a effectué un travail de sélection. Pour cela, les étudiant·es se sont mis à écouter le matériel numérisé en s’intéressant aux éléments de performativité contenus dans les enregistrements. Ils avaient en tête une recherche de qualité et de plasticité des sons, parallèlement à une perspective visant à déconstruire les regards genrés, racisés ou ethnocentrés. « Ils ont sciemment évité les langues associées au pouvoir colonial et privilégié des langues et des sonorités moins connues en Occident», souligne Christophe Fellay. Il s’agissait de proposer aux publics une écoute nouvelle sur le monde et sur l’histoire, de faire sortir certains sons de l’oubli et de l’invisibilité.
Le résultat de ce travail qui a duré deux ans est une bande-son contenant des matériaux sonores bruts. Ils ont été agencés les uns avec les autres dans une sorte de collage, comme un flux sonore radiophonique. Cette bande-son est installée dans l’exposition temporaire Tuning in – Acoustique de l’émotion, présentée au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Genève depuis octobre 2024. « Notre dispositif immerge les spectacteur·trices dans une ambiance d’archives, raconte Christophe Fellay. Ils sont assis sur une chaise avec un casque sur la tête et peuvent écouter ce flux sonore pendant cinq minutes ou plusieurs heures, tout en observant les autres œuvres de l’exposition, plus visuelles. »
L’oralité permet d’accéder à d’autres publics
Christophe Fellay est convaincu du potentiel du son pour inviter le public à relire l’histoire d’une manière inclusive : « La différence fondamentale du son avec le texte ou le visuel, c’est qu’il est immersif. L’image nous garde à distance, c’est un zoom sur quelque chose. Le son traverse l’ouïe, le corps, il me connecte à l’autre. »
Si l’exposition Tuning in – Acoustique de l’émotion est en cours, Jelena Martinovic peut déjà faire un bilan du projet Medical Borders. Elle constate que la perspective sonore adoptée a porté ses fruits en termes d’inclusivité : « Des personnes de toute la Suisse et de diverses origines sociales sont venues visiter l’exposition ou ont participé à la Brig Walk que nous avons organisée à l’ancien poste sanitaire de frontière de Brigue. » Parmi le public figuraient des personnes issues de la migration cherchant à comprendre ce qu’avaient vécu leurs parents, ou des personnes ayant elles-mêmes vécu les contrôles. « C’était intéressant d’écouter la diversité de leurs perspectives, confie Jelena Martinovic. Certaines ont vécu des traumas pendant que d’autres racontaient n’avoir pas été marquées par ces contrôles qu’elles considéraient comme une simple formalité. Elles ont, en revanche, toutes apprécié les questionnements de l’exposition et les indices donnés pour comprendre comment ces contrôles médicaux s’inséraient dans un système de discrimination. » Ce que l’équipe souhaitait avant tout, c’était tendre un miroir à ces voix oubliées de l’histoire et permettre à ces personnes de se questionner : « Qui suis-je dans tout cela ? Qu’est-ce que je peux faire de cet héritage ? Quelle est la place de la diversité dans la société valaisanne ? »
Explorer les possibilités du son
L’art sonore remonte au début du XXe siècle. Il est issu de démarches artistiques qui ont cherché à s’affranchir du domaine de la musique et de ses codes très hiérarchisés pour créer de manière autonome et s’investir en toute liberté dans des pratiques artistiques contemporaines sonores. Cela fait vingt ans que Christophe Fellay, batteur professionnel avant d’être artiste sonore, enseigne les arts sonores à l’EDHEA. Il est ensuite devenu responsable de l’orientation en son du Bachelor en Arts visuels, créée en 2021. « Le XXe siècle a été très visuel, souligne Christophe Fellay. Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus nombreux à explorer les possibilités offertes par le son, devenu une matière première pour les artistes. » L’orientation en son permet d’approfondir les pratiques aurales (apprises ou transmises par l’écoute) et le champ disciplinaire des sound studies (lire encart p. 40). « Nous ne formons pas des ingénieur·es du son. Nos étudiant·es apprennent bien sûr les principales techniques liées au son, mais aussi l’histoire de l’art, ses codes visuels et ses aspects théoriques et conceptuels. » Après ces bases, le cheminement de chacun dépend de son projet dans un cursus calqué sur le développement d’une personnalité artistique singulière. « Certain·es s’orienteront vers des explorations technologiques avec l’IA ou des sons en 3D, alors que d’autres adopteront une perspective low tech et iront écouter ce qui se passe autour de chez eux pour le traduire visuellement à l’aide de dessins ou de partitions graphiques. »
Trois questions à Basma Makhlouf Shabou
Pour cette professeure à la Haute école de gestion de Genève (HEG-Genève) – HES-SO, également responsable de la filière Master en Sciences de l’information, les collaborations entre archivistes et artistes sont intéressantes car elles permettent de valoriser des documents sonores parfois difficiles à écouter à l’état brut pour les publics.
Quels sont les principaux corpus d’archives sonores en Suisse et sont-ils en augmentation ?
MSB Même si nous n’avons pas de chiffres exacts, nous constatons une progression des corpus sonores, notamment en raison de l’accessibilité des technologies d’enregistrement et de la démocratisation des podcasts. Parallèlement, on assiste à un engouement pour rendre ces matériaux plus visibles. Parmi les principaux corpus d’archives sonores en Suisse, on peut citer les archives radiophoniques de la SSR, qui contiennent des enregistrements historiques et l’une des plus grosses collections de vinyles du pays. La Phonothèque nationale suisse conserve de son côté des enregistrements audios liés au patrimoine helvétique. Sa collection comprend actuellement plus de 500’000 supports de sons, complétés par environ 20’000 nouveaux documents chaque année. Certains musées, des institutions académiques ou des fondations possèdent également des fonds d’archives sonores. Le Musée d’ethnographie de Genève héberge par exemple les archives internationales de musique populaire, une des collections d’enregistrements ethnomusicologiques les plus importantes d’Europe. Le Cultural Heritage and Innovation Center de l’EPFL garde de son côté les archives sonores du Montreux Jazz Festival et d’autres festivals vaudois.
La conservation des documents sonores soulève-t-elle des problématiques spécifiques ?
Le stockage et l’exploitation des sons exigent une expertise pointue. L’indexation et la recherche de documents sonores est plus difficile que pour les textes. Les formats audios anciens comme les bandes magnétiques ou les vinyles ont tendance à se détériorer avec le temps. Parfois, les machines permettant de les écouter ne sont plus disponibles. Face à ces contraintes, la numérisation représente une solution, mais elle est coûteuse et nécessite des technologies spécifiques ainsi que des infrastructures robustes. Rendre les archives sonores accessibles au public exige, pour finir, d’importants efforts de transcription, de catalogage et de mise en ligne, tout en respectant les droits d’auteur·e et la protection des données.
Les artistes peuvent-ils aider les archivistes à valoriser les collections ?
Oui, mais leurs objectifs ne sont pas les mêmes. L’archiviste souhaite rendre exploitables des collections constituées selon des critères juridiques ou administratifs neutres. Il les organise de façon à restituer leur contexte et à les conserver de la manière la plus brute possible. Ce matériel présente de l’intérêt pour les artistes et peut constituer un point de départ pour leurs réflexions. Pour les archivistes, les collaborations avec les artistes sont intéressantes car elles permettent de valoriser les collections sous un autre prisme. C’est d’autant plus vrai pour des archives sonores qui peuvent être difficiles à écouter pour les publics. En les rendant accessibles de manière ludique ou immersive, les travaux artistiques ouvrent de nouvelles perspectives sur l’utilisation et l’interprétation des archives. Ils permettent aussi de poser des questions sur la manière dont la mémoire collective est préservée et transmise.
Explorez nos contenus sonores
Le 25 mars 2021, DJ Rythme de Vie a partagé sa sélection parmi les 5000 vinyles conservés par les archives internationales de musique populaire, en direct depuis le Musée d’ethnographie de Genève.
Expérience 3D et VR 360 d’un extrait du concert de Charles Bradley (1948-2017) lors de l’édition 2016 du Montreux Jazz Festival, réalisée dans le cadre du Montreux Jazz Digital Project.