À partir d’un seul cliché du compositeur français Claude Debussy, Rémy Campos, coordinateur de la recherche à la Haute école de musique de Genève, livre une enquête passionnante sur ses temps de vacances, aussi privés que mondains.
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
Houlgate, dans le Calvados. C’est dans cette petite station balnéaire de Normandie, extrêmement prisée au début du siècle dernier, que nous emmène Rémy Campos, coordinateur de la recherche à la Haute école de musique de Genève – HEM – HES-SO. C’est dans ce décor pittoresque que l’on retrouve alors le compositeur Claude Debussy (1862-1918), qui vit des vacances, imposées par son épouse, comme une véritable torture… Une enquête minutieuse, réalisée à partir de nombreuses photographies inédites ou négligées jusque-là. Rencontre autour du passionnant ouvrage Debussy à la plage.
Comment est née l’idée de ce livre?
Rémy Campos: Au départ, il n’était question que d’un seul cliché, montrant Claude Debussy au bord de la mer en août 1911. Photographie souvent reproduite, mais dont on ne savait presque rien. C’est pour comprendre les circonstances de sa prise de vue que j’ai été amené à réunir des centaines d’images de toutes sortes. D’abord, d’autres photographies de ces vacances dans les albums de la famille Debussy, où l’on voyait Emma, l’épouse de Claude, Chouchou, leur fille, et même la mère de madame qui faisait partie du voyage en Normandie de 1911. Ensuite, des photographies prises par d’autres personnes à la même époque et au même endroit. Et surtout, une série de dizaines de cartes postales. En cours de route, se sont ajoutées d’autres images encore. La plus belle des surprises a été la découverte de clichés inédits où figuraient les Debussy: des photographies de presse ou, pour les plus étonnantes, des images prises par le célèbre Jacques Henri Lartigue sans que les intéressés n’aient été au courant.
Selon vous, quel pouvait être l’intérêt de ces photographies?
RC Les clichés pris dans le cadre familial par Claude et Emma Debussy n’avaient pas vraiment intéressé jusqu’ici les musicologues. Ces photographies, souvent mal cadrées et mal éclairées, montrant quelle que soit la famille les mêmes sujets (les parents devant leur maison, le nouveau-né, la famille réunie avec ses animaux de compagnie, etc.), avaient été mises de côté par les historiens d’art. De même qu’un autre type de documents mis à contribution au cours de notre enquête: les cartes postales, qui se comptent par millions avant la guerre de 1914. Il ne s’agissait pas de réévaluer ces images, mais de les utiliser pour reconstituer précisément les lieux où les Debussy avaient vécu pendant le mois d’août 1911, ainsi que le quartier parisien où ils résidaient le reste de l’année. Autrement dit, des photographies sans valeur esthétique notable devenaient précieuses pour écrire la biographie d’un artiste dans son environnement quotidien.
Peut-on considérer que Debussy a bâti lui-même sa propre légende à l’aide de la photographie?
RC Les clichés pris par le couple n’avaient a priori pas vocation à sortir de leur foyer. Or, Debussy a succombé au fil des années à la demande du public qui réclamait des images des personnes célèbres. Dans un premier temps, le compositeur a laissé entrer les journalistes chez lui, puis il a livré à la presse des portraits officiels avant de piocher dans ses albums personnels un cliché que l’on retrouve à la une de Musica en mars 1913. Au même moment, la famille Debussy connaît une véritable dépossession de son image, lorsqu’elle se retrouve capturée sans le savoir par l’objectif de reporters-photographes professionnels (aux courses) ou amateurs (lorsque Jacques Henri Lartigue s’essaie à la photographie de presse dans le quartier où vivent les Debussy).
L’appétence de Debussy pour la solitude tranche cependant avec les habitudes de ses confrères…
RC En effet. Dans les premières années du XXe siècle, les créateurs se retrouvent de plus en plus fréquemment sous la lumière des projecteurs. L’interview, importée du monde anglophone, fait fureur en Europe et les artistes accueillent de plus en plus souvent des journalistes chez eux. Par ailleurs, les images de créateurs ou d’interprètes circulent au dos de cartes de visite, sous forme de cartes postales généralement publiées par les éditeurs de musique ou les directeurs de salles de spectacle, et surtout dans les articles paraissant dans la presse illustrée. Des rubriques spéciales verront le jour au lendemain de la guerre, intitulées «Nos compositeurs en vacances» dans le Courrier musical ou «Les travaux d’été des compositeurs» dans le Monde musical. L’intimité de l’artiste ne sera plus qu’un lointain souvenir…
Debussy n’était d’ailleurs pas très friand de ces séjours au bord de la mer…
RC Pour le moins! Entraîné par sa femme qui entendait ne pas rompre avec la vie mondaine qui avait été la sienne du temps de son premier mariage avec un riche banquier parisien – Sigismond Bardac –, Debussy se retrouve condamné à vivre pendant un mois dans un hôtel cosmopolite sous le regard permanent de voisins de plage plus snobs qu’esthètes. Il se plaint aussi dans ses lettres des musiques jouées au Casino de Houlgate, bien éloignées de ses goûts raffinés. L’idéal du musicien dans la dernière partie de sa vie était plutôt une réclusion volontaire, quasi monastique. L’hôtel particulier qu’il louait avenue du Bois (actuelle avenue Foch) à Paris n’a jamais servi à de grandes réceptions. Seuls la famille et les amis proches y pénétraient.
Ces vacances balnéaires ont-elles pu alors être propices à sa création?
RC Si Debussy passe plusieurs étés à la mer, au bord de la Manche ou pendant la guerre près d’Arcachon et à Saint-Jean-de-Luz, ces vacances sont rarement l’occasion de travaux musicaux de grande ampleur. Le musicien relie des épreuves d’imprimerie, ébauche une orchestration ou reprend des ouvrages commencés à Paris. Deux exceptions toutefois. En 1905, Debussy qui s’est réfugié, pour vivre sa passion avec Emma Bardac, à Eastbourne en Angleterre, y compose la première série des Images pour piano. En pleine guerre, Debussy passera aussi des vacances très prolifiques à Pourville. Des amis avaient prêté une maison loin du rivage et des touristes. Libéré de toute obligation mondaine, Debussy écrit de juillet à octobre 1915 plusieurs chefs-d’œuvre: En blanc et noir pour deux pianos, les deux livres d’Études pour piano et la Sonate pour flûte, alto et harpe. ≈