Le paysage peut-il être davantage que décor et scénographie ? Peut-il devenir acteur et personnage? Maria Da Silva, metteure en scène, et Nicolas Dutour, paysagiste, ont investi la friche de Prilly-Malley près de Lausanne pour tester des formes théâtrales comme réponse à cette interrogation.
TEXTE | Marco Danesi
À main gauche, Maria Da Silva. Elle est metteure en scène et dramaturge, formée à La Manufacture – Haute école des arts de la scène de Lausanne – HES-SO. Elle avoue un intérêt marqué pour la transmission, la médiation, la pédagogie. Elle veut «rompre avec la séparation entre la scène et la salle au théâtre». À main droite, Nicolas Dutour. Il est architecte et paysagiste HES. Le paysage, à ses yeux, n’est pas qu’un outil d’aménagement mais une expérience sensible, collective et participative. Il l’aborde «dans ses dimensions esthétiques, artistiques, pédagogiques, plutôt qu’en espaces fonctionnels».
Maria Da Silva et Nicolas Dutour ont décidé d’aborder le paysage de la friche fdfde Prilly-Malley dans ses dimensions esthétiques, artistiques et pédagogiques, plutôt qu’en espace fonctionnel.
Au point de rencontre entre théâtre et paysage, la paire mène l’enquête sur et dans une friche urbaine. À Malley, à la frontière de trois communes – Prilly, Renens et Lausanne, dans le canton de Vaud – les deux complices explorent un territoire incertain, indécis, polymorphe, à la fois terrain vague et lieu d’activités artisanales, industrielles, sociales et culturelles. Il s’agit d’en saisir, susciter, capter la vocation théâtrale. Le paysage est-il davantage que décor et scénographie? Peut-il se muer en acteur et personnage? Peut-il jouer la comédie? Autrement dit, l’appréhension d’un paysage, en tant que milieu, peut-elle aboutir à des formes dramaturgiques? Pour répondre à ces questions, il est cependant nécessaire de se décentrer, «d’aller vers et faire avec», résume Maria Da Silva. Les deux chercheurs ont ainsi façonné une méthode les affranchissant des conventions, des contraintes de la scène, qui réduisent le paysage à un faire-valoir, à une toile de fond. Une méthode, qui les rapproche de leur objet d’étude, destinée à tester des formes d’écriture théâtrale du paysage et avec le paysage.
Cette recherche s’est faite en partenariat avec le Théâtre Kléber-Méleau et la Ville de Renens. Hors les murs et in situ, elle s’inscrit dans le prolongement du travail développé au sein du collectif Dénominateurs Communs, fondé par Maria Da Silva et Nicolas Dutour. Dans ce cadre, ils abordent la pratique scénique dans le paysage lors de laboratoires, workshops et projets créatifs, où le corps interagit avec le territoire. C’est le cas notamment de 1203, une odyssée de l’espace qui s’est déroulé en juin 2019, à Genève, lors de la Biennale interstellaire des espaces d’art.
Les richesses botaniques et culturelles des friches
En guise de fondement théorique de leur recherche, les deux auteurs ont fait appel au concept de « tiers-paysage », développé par Gilles Clément. Ce paysagiste et essayiste français se réfère au tiers état de l’Ancien Régime1L’Ancien Régime désigne le régime politique qui a prévalu en France de la fin du XVIe siècle jusqu’à la Révolution française. La population y était divisée en trois ordres, soit la noblesse, le clergé et le tiers état. Ce dernier, représentant la majorité de la population, payait des taxes disproportionnées par rapport aux deux autres ordres., et non pas au tiers-monde, pour désigner des espaces tels que friches, bords de route, rives, ou talus de voies ferrées. En marge, délaissés, dépourvus de définition précise, ces derniers présentent, selon Gilles Clément, une diversité biologique supérieure aux champs et forêts entretenus par les êtres humains.
Or, c’est bel et bien cette richesse, à la fois botanique, vivante, humaine, et surtout proche, qui est dans le viseur de Maria Da Silva et de Nicolas Dutour. «À première vue, la friche de Malley n’est pas soumise au pouvoir, n’est pas un lieu de pouvoir. C’est un lieu anarchique avec des enjeux sociaux, politiques et économiques, explicite la metteure en scène. On y trouve un théâtre, une déchetterie, les services industriels de la ville, un centre d’hébergement d’urgence, notamment. Par ailleurs, des projets urbanistiques d’envergure sont prévus dans ce secteur névralgique de l’agglomération. Alors, nous voulons faire émerger cette diversité et sa valeur esthétique, dramaturgique, sans imposer notre point de vue ni, dans un premier temps, chercher à transformer ce lieu.»
Promenades en immersion
Première étape: «faire l’éponge». Les chercheur.es partent à la découverte de la friche de Malley. Ils s’imprègnent du lieu. Lors des promenades en immersion, ils notent tout, dessinent, photographient, emportent des objets trouvés, enregistrent des sons. Ils ébauchent une première cartographie impressionniste du site. Ces matériaux disparates dégagent «une sensation d’hostilité et d’empêchement, l’omniprésence des déchets, la manifestation du sacré et de la transgression. Tout est à hauteur des voitures et des camions qui circulent dans le périmètre. Nous observons des personnes migrantes qui stationnent le long de la ligne de chemin de fer, des oiseaux qui nichent dans les arbres, des chats errants qui se fichent des barrières et des plantes qui prennent racine le long des grillages.»
Deuxième étape: se documenter. Maria Da Silva et Nicolas Dutour rassemblent des données, des informations. Ils consultent des rapports, des archives. Plongent dans les articles de presse, les émissions TV et radio, les sites internet. Visitent les bâtiments sur place (déchetterie, théâtre, foyer, etc.). Ils interrogent des personnes familières et expertes de la friche. Ils constituent un corpus éclairant les enjeux sociaux, économiques, politiques, urbanistiques. Troisième étape: résider. La paire s’installe sur le site dans un véhicule aménagé en camping-car. Ils continuent à cette occasion de récolter des objets, de saisir des impressions (images, sons, odeurs…). Ils rencontrent des usagères et des usagers, les font se rencontrer. Ils jouent avec les imprévus. Ils traînent, ils s’ennuient même. Ils appréhendent Malley dans ses facettes informelles, invisibles, nocturnes. Ils découvrent, selon Nicolas Dutour, «un espace très fragmenté».
Une veillée pour accueillir la poésie de Malley
Au sortir de cette période consacrée à l’appréhension du site, Maria Da Silva et Nicolas Dutour s’attellent à une première tentative d’écriture dramaturgique de la friche de Malley. Ce sera une veillée. «Lors de notre résidence, précise Nicolas Dutour, nous avons remarqué que la nuit était peuplée, qu’il se passait beaucoup de choses, que ce lieu était un refuge pour les vivants. Nous avons alors proposé de vivre l’expérience de la nuit sur place.» L’idée est «d’être confronté à la réalité du territoire pendant douze heures, de 19h à 7h», indique-t-il. «Nous avons fixé un canevas dramaturgique – entrer, résider dans le paysage et sortir – mais qui laisse aussi une place à l’aléatoire», détaille encore Maria Da Silva. Les deux seront à la fois guides, accompagnants, compagnons qui «orchestrent cette expérience partagée, intégrant le public à la recherche». Finalement, suggère la metteure en scène, «il s’agit de susciter ce trouble qui naît à la frontière de la réalité et de la fiction, et d’accueillir avec humilité la poésie qui se dégage de la friche».
La météo et la pandémie de Covid-19 ont bouleversé les plans du duo. La veillée, prévue en octobre 2020, a été renvoyée à une date ultérieure. Elle aurait dû se dérouler dans le cadre de l’inauguration de Malley en quartiers, manifestation consacrée à l’histoire récente des anciens abattoirs municipaux de Lausanne-Malley, fermés en 2002 et démolis en 2015. En attendant, un article, restituant la recherche, est en cours de préparation.
Un espace hybride entre le théâtre et l’auditoire
L’intelligence artificielle se trouve au cœur du travail de Nicolas Zlatoff, metteur en scène, intervenant à La Manufacture – Haute école des arts de la scène de Lausanne – HES-SO, ainsi que docteur ès sciences de l’Institut national des sciences appliquées en France. Dernier avatar de cet intérêt : la machine actoriale. L’équipe que Nicolas Zlatoff a rassemblée sur un plateau du Théâtre Arsenic de Lausanne répète en ce début de printemps 2021 quelques «protocoles scéniques» destinés à rendre compte des recherches conduites depuis une année autour de ce chatbot théâtral, ou agent de conversation au croisement de l’être humain et du robot. Ce projet a été soutenu par le programme Spark du FNS, conçu pour des projets présentant un concept peu conventionnel, mais basé sur des idées prometteuses.
Le pari de Nicolas Zlatoff consiste à formuler des propositions scéniques susceptibles de donner à voir et à approcher les expériences qu’il a menées. «C’est beaucoup mieux qu’un exposé traditionnel, ex cathedra avec PowerPoint», assure le metteur en scène. L’espace est à la fois scène et auditoire. On se retrouve au théâtre et à la Faculté. C’est une représentation et une leçon d’anatomie où l’on dissèque le mystère de l’actrice ou de l’acteur. On découvre que la machine actoriale, un réseau neuronal informatique, a avalé des milliers d’ouvrages, documents, publications, archives en tout genre, afin d’apprendre à générer des textes. Sur le plateau, elle se matérialise en une série de projections d’écrans où l’on peut suivre à la fois les actions en cours et le cerveau de la machine à l’œuvre.
Les relations entre les comédiennes et les comédiens et la machine se développent par paliers didactiques de plus en plus complexes. On passe des instructions chorégraphiques exécutées par les comédiens à des tentatives de cocréation. L’exploration d’une proximité possible, aussi fascinante qu’inquiétante, entre l’homme et l’agent conversationnel devient «hybridation» chez Nicolas Zlatoff. De cette manière, la machine et les comédiens se retrouvent à la fois acteurs, partenaires, prothèses se greffant les uns sur les autres et façonnant par bribes une créature théâtrale inouïe. La restitution scénique de l’expérience assume alors la rencontre incertaine, déroutante, de deux mondes entre maîtrise et irruption de l’aléatoire. Le public, davantage qu’un spectateur-témoin, est invité à participer. Le metteur en scène n’hésite pas à s’adresser à la salle. Il suggère des points de repère, invite à la réflexion, clarifie le propos. Les personnes présentes questionnent, commentent, histoire d’approfondir leur compréhension des investigations menées par l’équipe. On en sort étonné, émerveillé, ouvert à l’inconnu théâtral, que les protocoles de Nicolas Zlatoff ont piégé, ici et là.