Talent, heures de travail, environnement familial, répertoire, professeur ou influence de l’époque: quels sont les facteurs qui comptent dans la construction d’un instrumentiste de haut niveau?
TEXTE | Jonas Pulver
PHOTOGRAPHIE | Claude Dussez
Sa figure fascine, sa technique hypnotise et son expression subjugue: le musicien-virtuose est une créature à part, dont la légende dépasse le cadre des salles de concert et du sérail spécialisé. Qu’il ou elle soit violoniste, pianiste ou percussionniste, le soliste instrumental se voit affublé de toute une panoplie de stéréotypes. «Prodige», «talent exceptionnel», «bête de scène» ou «petit génie», les poncifs abondent pour décrire ces artistes dont les capacités hors norme s’expriment généralement dès la petite enfance. Mais au fond, comment devient-on musicien-virtuose? Est-ce une question de prédisposition, de talent? Ou plutôt de travail acharné? Quelle est l’importance de la famille? Du professeur?
La théorie des 10’000 heures
La littérature académique documente plusieurs hypothèses. L’une d’elles est communément appelée «théorie des 10’000 heures». Développé dans les années 1990 par le psychologue de la performance K. Anders Ericsson et popularisée en 2008 par l’auteur Malcolm Gladwell, ce modèle tend à expliquer l’expertise (entre autres) musicale par un nombre relativement fixe d’heures d’entraînement. D’autres modèles venus de la sociologie (par exemple Izabela Wagner) identifient des parcours de vie en trois étapes: une collaboration étroite entre les parents et le professeur durant l’enfance; la quête d’un «maître», souvent à l’international, qui marque un éloignement vis-à-vis de l’entourage direct; enfin une phase d’émancipation qui marque la fin des années de formation et l’apparition d’une «personnalité» musicale propre.
La pianiste suisse d’origine chinoise Mélodie Zhao est une ancienne enfant prodige. Née en 1994, elle réalise actuellement une belle transition vers la pleine carrière et sortira bientôt un album consacré à Schubert, Liszt, Chopin, Scriabin et Bach-Busoni, après une intégrale des sonates de Beethoven déjà remarquée par la critique. La jeune femme se déclare peu convaincue par la théorie des 10’000 heures. Elle juge «stérile» la mise en équation du talent et des heures de travail. «Je pense qu’il existe une relation de cause à effet entre tous les constituants principaux de la personnalité d’un artiste: parmi eux, l’assiduité au travail, la passion pour l’instrument et la musique, les prédispositions physiques, le message à transmettre (maturité, idée musicale précise, caractère). Tous ces éléments sont intimement reliés car une altération de l’un influence les autres.»
À ce titre, estime Mélodie Zhao, l’enseignant «forme son élève comme une pâte, à la manière d’un parent qui imprime sa vision du bien et du mal à son enfant». Ce bagage est absorbé pour être mieux dépassé ensuite, au profit d’un «esprit de soliste». «Naître dans un environnement musical peut accélérer les choses, note Mélodie Zhao. Mais ce n’est pas ce qui forge un concertiste. Les parents peuvent avoir une vision bornée de ce qu’est la carrière et l’imposer à l’enfant, de manière consciente ou non. Cela peut limiter l’épanouissement du jeune instrumentiste.» Par rapport au nombre d’heures de travail, la pianiste constate qu’«on peut atteindre des prouesses techniques magistrales très vite. Par contre, l’art étant d’abord l’expression stylistique d’un message de vie, l’artiste a besoin de plus de temps – une vie entière – pour se rapprocher de son propre idéal qui le fuit comme l’horizon.»
Trouver l’expression juste prend du temps
Point de vue partagé par George Vassilev, concertiste, professeur de guitare à la Haute Ecole de Musique de Lausanne – HEMU et auteur d’un livre intitulé L’Art de la Guitare, Extended Technique, paru en 2017. «Le niveau instrumental des étudiants ne cesse de progresser, car on apprend de mieux en mieux, et de plus en plus vite. Mais trouver l’expression juste, celle dont on est intimement convaincu, peut nécessiter bien plus que 10’000 heures.» Atteindre la détente physique et libérer le geste pour favoriser l’intensité spirituelle: voilà les objectifs du projet de recherche ayant abouti à L’Art de la Guitare, un recueil de 62 exercices et 350 variations.
Depuis 2001, George Vassilev et ses étudiant.es ont testé des centaines de séquences techniques afin de les classer en fonction de leur efficacité. Le guitariste insiste sur l’importance de l’analyse et de la clarification dans l’acquisition de la grande virtuosité. «Il faut savoir décomposer les obstacles qui se présentent dans la partition. Au fond, ce ne sont que des signes. Il s’agit d’apprendre à voir la simplicité d’un passage.» Jouer les œuvres les plus exigeantes du répertoire serait donc à la portée de chacun? «Il est primordial de se fixer des objectifs et de se montrer persévérant, note George Vassilev. L’apprentissage de la musique s’apparente à une pièce plongée dans le noir dont on cherche la porte à tâtons. Il faut savoir être méthodique; sinon on risque d’abandonner alors qu’on est à 10 centimètres de la poignée.»
Un niveau technique de plus en plus élevé
L’apprentissage, une affaire de libération? Dans l’imaginaire du public, le cheminement du jeune virtuose relève davantage de la progression. «Le nombre d’heures passées à l’instrument est une notion fantasmée, estime pour sa part François Lindemann, pianiste de jazz, compositeur et ancien professeur à la HEMU. On attend une performance de la part du soliste, à la manière d’un sportif.»
Pour François Lindemann, l’image moderne du musicien virtuose se fonde dans la notion d’exception – une image importante pour le marché des concerts et le travail des agents. À ce titre, la figure du soliste cristallise les attentes, et les conditions d’écoute d’une époque. Que traduit l’accent sur la maîtrise technique qui caractérise notre temps? «La technologie appliquée aux enregistrements modernes et la compétition tendent à transformer les solistes en machines à perfection interprétative. Qu’on la souhaite ou non, cette évolution a poussé le public à écouter autrement.» George Vassilev confirme cette tendance. «Le niveau technique général est plus haut qu’il y a 40 ans. Les orchestres jouent de plus en plus ensemble, de plus en plus proprement. Est-ce plus touchant? Je ne sais pas.»