Symbole d’espoir et de renouveau, la jeunesse, aujourd’hui, doit vivre sous la menace d’un futur sombre, voire annulé. Un projet de recherche décrypte ce paradoxe.
TEXTE | Matthieu Ruf
De la déesse grecque Hébé, qui servait aux dieux de l’Olympe la boisson leur assurant la jeunesse éternelle, au mythe de la fontaine de jouvence, longue est la tradition qui fait de la jeunesse un symbole du commencement, du potentiel et, par conséquent: de l’avenir. Cela explique sans doute pourquoi cet âge aux contours flous, qui peut englober l’enfance, l’adolescence et les premières années de la vie d’adulte, voire davantage, a tendance à être essentialisé, réduit à des qualités – et des défauts – supposées intrinsèques.
Pourtant, la jeunesse, si elle a toujours représenté un moment biologique d’une vie, a une histoire en tant que catégorie sociale, économique, politique et même culturelle. «La jeunesse a toujours existé, mais c’est une construction socio-historique récente», souligne Vincent Normand, historien de l’art et codirecteur, avec Stéphanie Moisdon, de la recherche The Raving Age. Histoires et figures de la jeunesse menée à l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO. Ce projet, lancé en 2021, s’intéresse au concept de jeunesse en tant que figure esthétique et politique, ainsi qu’aux implications de cette figure dans la pensée contemporaine. Il étudie ses représentations dans la culture populaire, les sciences humaines et les arts visuels.
La jeunesse comme invention récente
Certes, cette construction récente qu’est la jeunesse s’inscrit dans une histoire ancienne de division de la vie en âges. Parmi de nombreux exemples, on peut citer les jeunes Romains endossant la toge virile vers 17 ans pour devenir ainsi adulescens jusqu’à leurs 30 ans. Ou les sociétés de jeunesse, aussi appelées «abbayes» en Suisse romande, nées à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, et qui regroupent les garçons en âge de se marier. Mais une transformation profonde des sociétés occidentales a lieu aux XIXe et XXe siècles, comme l’explique l’historienne Ludivine Bantigny, contributrice du projet de l’ECAL, dans son introduction à l’ouvrage collectif Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France, XIXe-XXIe siècle (2009). L’interdiction du travail des enfants, la scolarisation, l’abaissement progressif de l’âge de puberté biologique d’abord, la démocratisation des études et l’accès plus tardif à l’indépendance financière et familiale ensuite: tout cela, entre autres, a eu pour conséquences d’allonger la période séparant l’enfance de l’âge adulte et de faire de la jeunesse un âge de la vie en soi, considéré dans ses dimensions sociales, économiques et politiques.
Parallèlement, depuis les années 1960, le rejet de l’autorité traditionnelle, conjugué au puissant développement du marché de consommation, a contribué à la naissance d’une «culture jeune», avec ses styles vestimentaires et capillaires, souvent liés à la création musicale contemporaine et à des cultures de rue ou populaires, du yéyé au hip-hop. Depuis deux siècles, la jeunesse est donc devenue à la fois une panoplie d’identités et une catégorie sociale, perçue et représentée d’une façon binaire, écrit Ludivine Bantigny. Avec, d’un côté, la foi en le «génie» de la jeunesse, une idéalisation de son élan révolutionnaire (dont Mai 68 est le symbole). Et, de l’autre, la crainte de la délinquance et l’institution d’un contrôle social et policier des «jeunes de banlieue» stigmatisés en «racaille», relève l’autrice. Des généralisations mises à profit par le capitalisme et le marketing, faisant des jeunes à la fois les client·es de demain, un inatteignable idéal de beauté et un thermomètre des tendances à anticiper. En politique, quel est le parti qui ne souligne pas son souci des «générations futures», à commencer par celle de «nos enfants»? Les actions des jeunes activistes du climat ont suscité chez les générations plus âgées des condamnations, mais aussi du soutien, incarné par un Jacques Dubochet. Le Prix Nobel de chimie exhorte ainsi à «faire confiance à ces jeunes qui portent l’espoir pour l’avenir».
L’incarnation d’un futur sombre
Arrive le paradoxe: la jeunesse d’aujourd’hui est toujours perçue comme l’incarnation du futur, malgré l’imaginaire futuriste de plus en plus sombre de la société actuelle, nourri jour après jour par les effets évidents de l’activité humaine sur la planète et sur le climat. Comment vivre sa jeunesse si ce qui est censé la définir – l’insouciance et les projets d’avenir – est annulé? Les arts contemporains étudiés dans le cadre de la recherche The Raving Age fournissent, à défaut de réponses, des indicateurs. L’une des intervenantes du projet, Julia Marchand, est commissaire d’exposition et directrice artistique d’Extramentale, plateforme de programmation de projets ayant l’adolescence pour source ou pour objet. Dans les créations de jeunes artistes qu’elle côtoie, elle observe une tendance: «plutôt que de regarder vers le futur, ils se tournent vers leur propre adolescence», dans une dynamique d’archivage et de recomposition, souvent en lien avec l’esthétique du numérique et du jeu vidéo en particulier. Elle cite notamment Maëlle Poirier et son oeuvre Pseudo, kaléidoscope de noms de blogs Skyrock en vogue chez les adolescent·es des années 2000: «C’est une sorte de nomenclature de ces pseudos désormais obsolètes, qui agissaient tels des avatars en sursis. La pièce est parée d’une nostalgie caustique et externalisée: ne rions-nous pas devant nos anciens pseudos?»
En parallèle de cette nostalgie active, Julia Marchand identifie un autre courant dans la représentation de la jeunesse dans les arts visuels contemporains: «un état mou, lancinant, une forme d’errance». Si les corps adolescents se font catalyseurs de cette mélancolie, «la société dans son entier la vit, elle est maintenue dans un état adolescent, quasi dépressif, soulevé par Mark Fisher dans son ouvrage Capitalism Realism: Is There No Alternative?» (2009). La nostalgie, elle, alimente une machine commerciale qui s’appuie sur «le primavérisme 1Le philosophe français Tristan Garcia est l’un des instigateurs du primavérisme. En référence au mot primavera (printemps en italien) et au vérisme, mouvement esthétique qui recherche la vérité dans la réalité, le concept désigne la tendance de l’individu postmoderne à attribuer à la première expérience dans tous les domaines une réalité plus intense., soit la recherche de ‹l’intensité de la première fois›, d’où le succès des tubes ‹remastérisés› de vos adolescences». La jeunesse, dans cette mélancolie contemporaine liée à la conscience d’un avenir sombre, devient alors le terrain symbolique d’un recommencement plutôt qu’une étape de vie.
Là encore, Julia Marchand souligne qu’elle voit chez les jeunes artistes qui mettent en scène l’état adolescent une façon de réhabiliter leur présent, dans une démarche active et créatrice, en réponse à cette atmosphère générale «no futuriste». Philosophiquement, c’est cette hypothèse que développe le projet de recherche de l’ECAL: aborder la jeunesse par le présent permanent qu’elle représente, soit, pour reprendre les mots de son codirecteur Vincent Normand, une forme de «puissance invivable: être toujours au présent, faute de pouvoir modifier un passé déjà écrit et un futur qui n’appartient à personne». Une puissance contradictoire qui constitue aussi, par sa mise en scène constante d’un perpétuel recommencement, un «refuge» où la société dans son ensemble peut se donner l’illusion de vivre l’Histoire, de changer le monde. Les adultes aimeraient sans doute que la jeunesse soit le futur, c’est-à-dire qu’elle les sauve, quand elle n’est peut-être que ce que nous sommes toutes et tous: un présent hanté.