La méthode Jaques-Dalcroze continue de séduire le monde entier. En observant des enfants lors d’un cours, une étude genevoise souhaite mieux comprendre comment s’acquièrent les capacités motrices.
TEXTE | Virginie Jobé-Truffer
Dans un espace assez large pour courir et ouvrir les portes de l’imagination, des enfants déambulent. Ils s’arrêtent et repartent à la cadence de la voix d’une rythmicienne. Celle-ci s’inspire de la méthode basée sur la musicalité du mouvement du compositeur et pédagogue suisse Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950). Âgés de 6 ans, les élèves sont aussi concentrés que joyeux. Ils respirent, s’immobilisent, ressentent l’air qui caresse leur visage. Lorsqu’ils trottinent, ils apprivoisent le poids de leur corps qui se déplace. Soudain, ils sont invités à taper dans les mains d’un camarade, puis sur leurs propres cuisses. Et encore dans les mains, et encore sur les cuisses. Aujourd’hui, les croches sont à l’honneur dans ce cours qui allie rythmique et découverte du piano. «Pam papam, pam papam!» La professeure joue avec les notes et conduit les enfants à inventer des mouvements sur la mélodie qu’elle chantonne. Dans un même élan, les corps se délient, les rires jaillissent. Le point culminant de la leçon sera le passage au piano: tour à tour, chaque participant·e improvise sur ce rythme, «pam papam», en laissant filer ses doigts sur le clavier. Rayonnants, les élèves quittent la grande salle, certains dans le calme, d’autres dans un joyeux chahut. Ils ont appris, tout en s’amusant.
«La spécificité de ce cours de rythmique et découverte du piano nous a amenés à imaginer un projet de recherche avec la collaboration de l’Université de Genève pour analyser des éléments du développement de l’enfant, indique Silvia Del Bianco, professeure de rythmique à la Haute école de musique – HEM – Genève – HES-SO et directrice de l’Institut Jaques-Dalcroze. Nous souhaitons observer en particulier le transfert entre la motricité globale et la motricité fine. Les sciences cognitives peuvent jouer un rôle intéressant dans la compréhension de ces mécanismes. Notre hypothèse repose sur le fait qu’avoir appris, en mouvement, des notions en lien avec l’espace durée (métrique, rythme, etc.) et l’espace sonore (gammes, intervalles, etc.) facilite la capacité à improviser sur un instrument et à découvrir des partitions.» Pour l’heure, les chercheur·es sont encore en train d’analyser les données récoltées: capteurs de mouvements, enregistrements vidéo et grilles d’observation créées pour l’occasion. Mais les premiers résultats semblent concluants.
Un accompagnement pour diverses pathologies
Depuis sa création au début du XXe siècle, la méthode Jaques-Dalcroze a su élargir la gamme de ses outils et de ses publics. À ce jour, 18 centres d’enseignement sur quatre continents la proposent aux enfants comme aux seniors. «L’enseignant·e de rythmique provoque, propose, incite à réaliser une activité où le mouvement corporel est associé à un phénomène sonore», explique Silvia Del Bianco. «Les cours se déroulent toujours en groupe et favorisent les liens sociaux, car il faut s’adapter à l’énergie des autres. Le développement du corps reste aussi important que celui de l’oreille, puisque tous deux permettent l’amélioration de la motricité.» Ainsi, chez l’enfant, on emploie la rythmique pour enrichir sa musicalité et appréhender son corps, voir ce qu’il est capable de faire. On l’accompagne dans un processus de développement de sa sensibilité musicale. «Tandis que, lorsqu’on pratique avec des seniors, l’objectif premier n’est pas forcément l’éducation musicale, signale la spécialiste. Il s’agit de retrouver et d’entraîner, par la musique, leur mobilité. On travaille sur l’autonomie du mouvement, à bouger avec aisance – et donc avec plaisir – dans sa vie d’adulte.»
De nombreuses études ont démontré les bienfaits de la rythmique dans l’accompagnement de diverses pathologies. Des patient·es atteints de Parkinson, cette maladie neurodégénérative qui provoque entre autres, des tremblements au repos, arrivent à retrouver une certaine fluidité de mouvement. «Des personnes en chaise roulante redécouvrent leurs mains, leurs doigts et développent d’autres compétences, car on ne bouge pas seulement avec les jambes, observe la spécialiste. Plusieurs projets avec les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) sont d’ailleurs en cours de gestation. Nous allons lancer un projet sur la réhabilitation des malades souffrant d’insuffisance cardiaque et un autre sur le suivi des personnes avec un covid long. Toutefois, il faut préciser que les rythmicien·nes ne sont pas des thérapeutes. Ils accompagnent les malades en mobilisant leurs capacités corporelles et en raffermissant le lien fort, naturel, entre l’être humain et la musique.»
Une porte d’entrée pour tous les arts
Émile Jaques-Dalcroze, le fondateur de la méthode, a fait ses premiers essais avec les étudiant·es du Conservatoire de Genève, où il était professeur à l’époque, pour mettre au point sa théorie. «Il a eu l’intuition que les problèmes des musiciennes et musiciens – par exemple garder le tempo – ne provenaient pas seulement de l’écoute, mais probablement d’autres éléments liés à la capacité de chacune et chacun de coordonner ses propres mouvements, indique Silvia Del Bianco. Il a donc su associer le champ kinesthésique au champ auditif, mais aussi à celui de l’espace. En effet, l’enseignement de la rythmique, dans le sens du rythme de la vie, qui unit tous les aspects de la musique (mélodie, harmonie, etc.), se fait toujours dans de grandes salles. Car il a voulu donner au corps la place de premier instrument des musicien·nes.»
Très vite, grâce à la création d’un premier institut en Allemagne à Hellerau en 1911, cette méthode avant-gardiste attire le monde des arts européen. On s’y intéresse des Ballets russes à l’architecte Le Corbusier, en passant par l’écrivain Paul Claudel. Grand voyageur, Émile Jaques-Dalcroze doit revenir en Suisse à l’annonce de la Première Guerre mondiale. C’est alors qu’il crée l’Institut Jaques-Dalcroze à Genève, en 1915. «L’Institut est le gardien de la marque, précise Silvia Del Bianco, car Dalcroze et Jaques-Dalcroze sont des marques à l’international. Il faut obtenir un diplôme supérieur à Genève pour ouvrir un centre de formation professionnalisante à l’étranger. La force d’Émile Jaques-Dalcroze est d’avoir intégré l’improvisation à l’éducation musicale. La rythmique reste une porte d’entrée pour tous les arts, car elle est fondée sur des valeurs essentielles pour l’être humain.»