Claire de Ribaupierre, chercheure et dramaturge, a participé à deux éditions d’un projet nommé Imaginaires des futurs possibles. Il a été réalisé par le Théâtre de Vidy en collaboration avec l’Université de Lausanne entre décembre 2019 et juin 2022. Maître d’enseignement à La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO à Lausanne, elle revient sur cette expérience inédite et déstabilisante: se projeter dans l’inconnu.
TEXTE | Marco Danesi
Quel était votre but en participant au projet Imaginaires des futurs possibles?
L’idée était de susciter la rencontre de scientifiques et d’artistes dans le but de penser des futurs possibles, de créer une utopie, de collaborer pour aboutir à des formes théâtrales susceptibles de restituer ces réflexions. Ces approches sont familières aux artistes qui ont l’habitude de travailler dans le devenir; on sait d’où on part, mais ensuite les choses peuvent prendre des directions imprévues, inattendues. Les scientifiques sont moins coutumiers de ce saut dans l’inconnu. Ils s’inscrivent dans un langage cadré, s’appuient sur des statistiques, des données chiffrées, des courbes, qui structurent leurs prédictions. Notre ambition était d’hybrider les deux langages: l’un qui privilégie le calcul, la modélisation, l’abstraction, l’autre qui fait la part belle à l’intuition, à l’expérimentation, au corps, pour parvenir à des propositions artistiques pour le futur qui permettent aux spectatrices et aux spectateurs de s’y projeter.
Quel rapport justement y a-t-il entre ces deux mondes, ces deux langages? Entre la prévision mathématique et l’expérience artistique?
Dans son essai Afrotopia 1Publié en 2019, Afrotopia de Felwine Sarr décrit l’utopie d’une Afrique qui porterait l’humanité à un autre palier. Au-delà d’un continent qui serait le futur eldorado du capitalisme mondial en raison de sa croissance et de ses ressources naturelles, l’Afrique devrait s’extraire de la compétition infantile entre nations et bâtir une civilisation sur d’autres valeurs que la quantité et l’avidité., Felwine Sarr – auteur, économiste et musicien sénégalais qui a participé au projet des imaginaires de Vidy –, considère que les prédictions, qu’elles soient économiques ou liées, de nos jours surtout, au climat et à l’environnement, ont pour effet de reproduire le système dont elles sont issues. En effet, elles s’enracinent dans les valeurs, le vocabulaire, la grammaire en place pour dire le futur. Ce dernier ressemble dès lors à l’existant.
Les artistes, quant à eux, inventent de nouveaux termes, d’autres mots et images qui trouvent leur source dans le désir et non pas dans la structure telle qu’elle veut perdurer. Si on prend le capitalisme, il fait tout pour survivre, même s’il provoque sa perte en détruisant l’environnement. Or, de mon point de vue, le capitalisme ne représente qu’un imaginaire parmi d’autres. À partir de là, on peut essayer d’en construire de nouveaux. D’autres récits, d’autres mythes qui nous permettraient de nous projeter collectivement dans d’autres futurs que l’angoisse de la catastrophe annoncée comme imminente. En ce sens, par rapport à l’Occident qui s’est auto-constitué en référence universelle, l’Afrique, note encore Felwine Sarr, constitue un puits d’imaginaires alternatifs qui valorisent par exemple les réseaux de solidarité et les manières ancestrales de prendre soin du vivant. C’est aussi ce que nous avons pu découvrir grâce à la présence de Faustin Linyekula, chorégraphe et artiste invité pour la dernière édition des imaginaires, qui est aussi un initiateur d’expériences mêlant écologie et art à Kisangani, en République démocratique du Congo.
L’intitulé du projet mentionne des futurs possibles, est-ce à dire qu’il y aurait des futurs impossibles?
On cherche à nous faire croire à des futurs probables, alors que nous voulons expérimenter des futurs possibles, c’est-à-dire désirables. Possible ne s’oppose pas à impossible. Il s’agit plutôt d’accueillir, de penser la multiplicité des imaginaires infinis.
Vous parlez de nouveaux imaginaires. Là aussi, y aurait-il de vieux imaginaires?
Notre rapport au temps est lié à la tradition chrétienne avec un commencement, un développement et une fin. L’apocalypse biblique marque la révélation, l’accomplissement. L’histoire s’arrête. Le capitalisme, héritier de cette tradition, va plus loin, il escamote la fin au moyen d’une croissance qui ne cesse de grandir. Les projets d’Elon Musk, de quitter la terre, ou de métavers vont dans ce sens: conjurer la fin vers un temps linéaire sans fin. Dans les sociétés de type traditionnel, le temps peut être perçu de façon plus cyclique. On vit, on meurt, certes, mais ça recommence dans un autre cycle et ainsi de suite. Il existe là un rapport moins anxiogène à l’égard de la mort. Jusqu’à récemment, le futur se confondait avec le mieux, le progrès. Désormais, le futur annonce plutôt le pire, la catastrophe, même si on tend à s’en détourner. Par ailleurs, et en même temps, on se détache du passé. On néglige l’histoire, voire on l’occulte, en privilégiant un présent obsédant. Qui reproduit ce qui existe, sans passé ni futur.
Ce serait du temps sans imaginaire, avec une seule dimension?
Le passé regorgeait d’imaginaires possibles. Or, il y en a un qui s’est réalisé. Il a effacé jusqu’à la mémoire des autres. Pourtant, ils ont existé, ils existent, et nous pouvons nous en inspirer pour en créer de nouveaux. D’un autre côté, comme l’avance Tatsuyoshi Saijo, professeur à l’Université de Kochi au Japon qui a conçu des protocoles d’action connus sous le nom de Future design, on ne peut pas penser le futur sans tenir compte de ceux qui le vivront, des générations à venir. Il s’agit alors dans nos choix présents de tenir compte concrètement de leurs conséquences futures.
Ce travail s’est matérialisé au théâtre.
Oui. À la manière d’un laboratoire, nous avons proposé des formes scéniques éphémères qui n’existent qu’au moment de ces rencontres collectives sous la forme d’essais, d’hypothèses. L’artiste interprète Cédric Djedje, par exemple, a fait danser les «spectateurs» sur des slows – dont la musique avait été créée par le compositeur Louis Schild et les paroles écrites par deux chercheures – qui mettaient en mouvement nos différentes relations au monde, aux autres vivants, à l’utopie, à mille lieues du romantisme habituel de ces morceaux. Le corps à corps des couples rendait visibles ces tentatives de penser le monde qui vient.
Comment ces imaginaires peuvent-ils concurrencer les prédictions «sérieuses» des experts?
Cette question renvoie à celle des nouvelles alliances. Comment les imaginaires des artistes peuvent-ils rencontrer, intégrer, voire disloquer l’imaginaire dominant du politique, de l’économie? Des ambassadrices et des ambassadeurs, à l’image de Felwine Sarr, peuvent décloisonner les disciplines, les pratiques. Sarr est à la fois économiste, écrivain, champion d’arts martiaux, musicien, anthropologue. Ainsi, parce qu’il regroupe en une seule personne autant de savoirs, il est entendu dans des cercles très différents. Il représente en quelque sorte un trait d’union possible entre le monde des arts et le politique ou la finance. Il s’agit là d’un réel espoir: face à l’impasse générée par le système dans lequel nous vivons, les imaginaires des arts pourraient enfin faire irruption et bouleverser notre façon de représenter le monde, nos vies, nos futurs.
Ce que vous avez fait avec les Imaginaires des futurs possibles va-t-il avoir des suites, des conséquences, des changements concrets, notamment, dans le milieu académique?
La question est: comment prendre en compte ce qui est expérimental, fragile? Est-ce qu’on parie sur ces hypothèses théâtrales de travail, sur ces savoirs qui n’ont pas voix au chapitre, ou on revient au confort routinier du fonctionnement de la recherche et de la formation universitaire? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que, à chaque fois, c’est déstabilisant. Il s’agit d’une bonne chose car cela représente une ouverture vers des possibles, vers la porosité des mondes.