Les études sont unanimes, les instrumentistes sont particulièrement exposés aux troubles musculosquelettiques. Un projet multidisciplinaire vient de mettre en évidence les liens entre leur santé mentale et les souffrances physiques.
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
Tendinites, douleurs dorsales, dystonies… Autant de blessures bien connues des musicien·nes professionnels, particulièrement exposés aux troubles musculosquelettiques. Si le fait est avéré au sein du monde médical, il n’est cependant que rarement pris en considération dans les conservatoires, comme en témoigne Clara James, professeure en neurosciences à la Haute école de santé de Genève (HEdS – Genève) – HES-SO et ancienne violoniste professionnelle. « Cette problématique est presque ignorée dans les conservatoires, signale-t-elle. Pourtant, il est connu que largement plus de la moitié des musicien·nes professionnels ont régulièrement mal. » Un constat qui n’a pas échappé à Anne-Violette Bruyneel, physiothérapeute et professeure à la HEdS – Genève. Engagée en 2016 au Conservatoire national supérieur de Lyon, elle s’aperçoit que « strictement rien n’est mis en place au niveau de l’accompagnement de la santé des étudiant·es, tant du côté de la danse que du côté de la musique ». Décidée à faire bouger les choses, Anne-Violette Bruyneel rejoint la HEdS – Genève et engage au sein de la filière Musique « un état des lieux de la santé des étudiant·es en musique », en collaboration avec la Haute école de musique de Genève (HEM-Genève) – HES-SO. Elle réalise alors cette étude au sein de cette filière et s’adjoint les compétences de Clara James pour ce qui est du versant psychologique. Des collaborateur·trices de la HEM-Genève sont également intégrés pour aller au plus près des problématiques de terrain.
Un tiers des étudiant·es en souffrance
L’enquête a livré ses premiers résultats. « Nous avons été frappés par la participation très élevée, indique Anne-Violette Bruyneel. Plus d’un étudiant·e sur deux a pris le temps de répondre, ce qui prouve que cette question les mobilise. » La musicologue Nancy Rieben, coordinatrice de l’enseignement à la HEM-Genève, admet aussi avoir été surprise par l’ampleur de cette participation : « Au départ, j’étais assez pessimiste par rapport à la longueur de ce questionnaire, alors que les étudiant·es reçoivent énormément de sollicitations. » À ses yeux, l’importante adhésion à ce projet s’affiche comme un « indicateur de l’urgence que ressentent les étudiant·es en musique à être entendus sur ces questions ».
Et pour cause : « Sur 235 réponses complètes, 37% des étudiant·es signalent avoir eu, dans les douze derniers mois, des douleurs pouvant être directement attribuées à leur pratique musicale », expose Anne-Violette Bruyneel. Et d’ajouter que « 19% expriment avoir eu des douleurs au cours du dernier mois et 13% dans les sept derniers jours. Donc un peu plus d’un étudiant·e sur trois a été en souffrance durant les douze derniers mois. Cela apparaît comme un signal d’alerte important. »
Le luthier suédois Ola Strandberga commencé à fabriquer des guitares entant qu’amateur avant de créer la marque Strandberg guitars, spécialisée dans les guitares ergonomiques. Certains de ses modèles ont un manche torsadé, qui fatigue moins le poignet. | STRANDBERGGUITARS.COM
Carrières avortées ou écourtées
Ces souffrances physiques et psychiques ne sont pas à prendre à la légère, tant elles ont de lourdes conséquences sur la carrière de ces artistes. « Une grande partie d’entre eux doivent se résoudre à arrêter leur parcours professionnel après y avoir consacré énormément de temps et d’énergie, parce que les maux prennent le dessus et rendent leur vie insupportable », décrit Clara James, qui l’a vécu dans sa chair autant que dans son parcours de vie.
Le passage à une carrière professionnelle reste particulièrement sensible. « Une étude récente a montré qu’environ 10% des étudiant·es sont amenés à arrêter leurs études pour des problèmes de douleurs en lien avec leur pratique musicale », renseigne Anne-Violette Bruyneel. À ce moment-là, en effet, l’instrumentiste est confronté non seulement à l’intensification de sa pratique, mais également à un autre niveau d’exigence ainsi qu’à une pression et concurrence accrues. Là se trouve d’ailleurs le second constat révélé par l’étude, à savoir le mal-être psychologique caché derrière ces douleurs physiques. En effet, contrairement aux hypothèses pointant les mouvements répétitifs ainsi que les postures non naturelles dans l’apparition de ces pathologies, l’étude met en lumière le rôle déterminant de la santé mentale sur ces troubles musculosquelettiques.
Les conséquences des maux de l’âme
« Près d’un étudiant·e sur deux confie être en souffrance psychique, note Anne-Violette Bruyneel. Un mal-être directement corrélé à leur niveau de stress général ainsi qu’à leur anxiété face à la performance. » Clara James précise de son côté : « Ces résultats viennent confirmer ce que j’ai pu observer dans mon parcours : les musicien·nes qui avaient le plus de douleurs étaient aussi ceux qui étaient les plus perfectionnistes et les plus anxieux. Alors que la pratique de leur instrument n’était que loisir et plaisir avant d’entrer en conservatoire supérieur, celle-ci devient synonyme d’exigence et de crainte quant à l’avenir professionnel. Car on le sait, dans ce métier, seuls les meilleur·es font carrière. »
De son côté, Nancy Rieben perçoit également que « l’entrée dans une haute école de musique augmente le travail solitaire de même que la régularité des évaluations, ce qui peut être générateur de stress ». L’enquête n’a d’ailleurs pas démontré de contraste entre les instruments représentés dans l’échantillon. « Notre travail montre que les facteurs psychiques ont un impact sur la santé des étudiant·es », atteste Anne-Violette Bruyneel. Les troubles musculosquelettiques ont donc pour principale origine le stress et l’anxiété.
La fin d’un tabou
Nancy Rieben se réjouit de « la chute de ce tabou. Que les professionnel·les ainsi que les étudiant·es puissent en parler et que les structures pédagogiques et académiques prennent en charge ce genre de questions sont deux choses capitales. » Clara James corrobore ces propos : « À l’époque, ces maux faisaient partie intégrante de ma vie. Avoir mal quand on est musicien·ne était présenté comme quelque chose de normal. Mais la douleur n’est pas nécessaire, on peut l’éviter. Avec des renforcements musculaires, mais également avec des entraînements pour mieux gérer ses émotions et apprendre un certain lâcher-prise. »
Dans cette optique, plusieurs actions de prévention sont aujourd’hui envisagées dans le prolongement de cette étude. « Nous avons déjà mis en place un atelier hebdomadaire, où des étudiant·es en physiothérapie viennent améliorer les connaissances en santé des étudiant·es musiciens », note Anne-Violette Bruyneel. D’autres pistes sont encore envisagées, comme former les enseignant·es en musique et essayer de voir comment ils peuvent intégrer ces questions dans leur approche pédagogique et identifier des professionnel·les de la santé prêts à se spécialiser dans ce domaine. Ce dernier point permettrait une meilleure prise en charge des musicien·nes, qui sont nombreux à errer de traitement en traitement et de praticien·ne en praticien·ne sans pouvoir soulager leurs maux.
Clara James se souviendra toujours de cet ancien collègue, devenu « solide » au niveau international alors qu’il travaillait beaucoup moins que les autres : « Le secret, disait-il, n’est pas de savoir quand tu travailles, mais quand tu t’arrêtes pour ne pas endommager ton organisme. Habités par leur passion et l’envie de jouer toujours mieux, les musicien·nes oublient souvent de se poser la question. »