Pour Jean-Marie Ayer, responsable de l’Institut PME de la Haute école de gestion Fribourg – HEG-FR – HES-SO, l’instabilité offre de belles opportunités aux entreprises. Le maître mot ? L’agilité.
TEXTE | Patricia Michaud
Des effets conjoncturels ont toujours existé. Pourquoi les PME devraient-elles être spécialement attentives aujourd’hui ?
L’instabilité d’ordre conjoncturel n’est effectivement pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est la vitesse et l’ampleur des changements, ainsi que la combinaison d’effets conjoncturels et structurels. La pandémie a laissé plus d’un·e entrepreneur·e avisé·e sur le carreau.
Quelles sont les principales instabilités auxquelles sont confrontées aujourd’hui les PME ?
Je relève trois éléments assez perturbants en ce moment : l’inflation, la hausse des taux d’intérêt et la rupture des chaînes d’approvisionnement suite à la pandémie de Covid-19. Le marché de l’emploi est aussi tendu. Ces facteurs déstabilisants sont tous liés à l’actualité, mais doivent être abordés différemment. Malheureusement, il n’existe pas d’homogénéité dans la façon d’affronter l’instabilité…
Existe-t-il des fluctuations qui ne sont pas directement liées à l’actualité ?
Certains éléments déstabilisants sont partis pour durer. Ils sont liés aux changements sociétaux, à la problématique importante de la durabilité et aux évolutions technologiques, intelligence artificielle en tête. Ces éléments plus structurels auront des effets importants, positifs ou négatifs, sur le développement à moyen et à long terme des entreprises. De manière générale, nous sommes passés à un monde, à une société, où tout est en perpétuel mouvement. La seule constante, c’est l’instabilité.
Comment les entreprises peuvent-elles faire face à cette nouvelle norme ?
En dopant leur résilience. C’est-à-dire leur capacité à s’adapter en toutes circonstances. Le terme possède une connotation négative, comme s’il faisait référence à une attitude défensive. À l’inverse, le changement devrait être perçu comme quelque chose de positif ! Encore faut-il que les entreprises adoptent des modes de fonctionnement qui collent à cette nouvelle donne.
À quels fonctionnements faites-vous référence ?
L’agilité figure sur toutes les lèvres. Ce n’est pas pour rien : c’est justement cette capacité à pouvoir s’adapter naturellement, sans être sur la défensive. Il s’agit d’un comportement proactif et non pas réactif.
De quelle manière les PME peuvent-elles tendre vers davantage d’agilité ?
L’agilité ne s’atteint pas grâce à un catalogue figé de mesures. Il s’agit d’un état d’esprit. Cela dit, il y a quelques grands jalons qui permettent aux PME d’avancer vers plus d’agilité, notamment leur façon de s’organiser, ainsi que des méthodes de lean management bien rodées (lire ci-contre).
On entend souvent dire que hiérarchie et agilité ne font pas bon ménage…
En effet, en soi, un système ultra-hiérarchisé n’est pas propice à l’agilité. L’idée n’est pas forcément de se passer de chef. Mais il s’agit de tendre vers la délégation des compétences, vers une organisation dans laquelle tous les collaboratrices et collaborateurs peuvent proposer des solutions, quel que soit leur niveau.
L’agilité renvoie donc à la notion d’intelligence collective ?
L’agilité s’appuie sur cette notion. Cela sous-entend d’impliquer l’ensemble des salarié ·es. Il faut donc privilégier des modèles moins hiérarchisés. Parallèlement, ces derniers correspondent mieux aux attentes des jeunes générations. On entre dans un cercle vertueux : une entreprise ayant adopté un type de management moins pyramidal va être plus attractive pour les candidat·es créatif·ves et motivé·es. Une fois embauchés, ces derniers contribueront d’autant plus à l’agilité de la société.
Quid des organisations dont l’efficacité repose sur la hiérarchisation et les protocoles, telles que l’armée ou l’hôpital ?
Il est possible d’introduire l’agilité partout. Il s’agit de trouver le bon équilibre entre les éléments obligatoires – hiérarchisation, protocoles, etc. – et les éléments flexibilisants comme les échanges d’information ou les projets collaboratifs. Et agilité ne rime pas seulement avec changement de structure organisationnelle. Pour être résiliente, une entreprise doit savoir où elle va, se doter d’une stratégie, d’une vision. Pratiquer l’agilité ne doit pas empêcher de concentrer les efforts dans une direction donnée. De là naît le sens. On peut prendre l’image d’un paquebot qui traverse l’Atlantique en pleine tempête : certes, il est chahuté, mais sa destination est claire. Une autre image parlante est celle d’un arbre : ses branches sont violemment secouées mais grâce à ses racines, il reste profondément ancré dans le sol. L’agilité ne va pas forcément de pair avec volatilité.
Encore faut-il que tous les membres d’une organisation tirent à la même corde, qu’ils partagent cette vision…
La question de la communication demeure centrale. Souvent, l’organe de direction, ou du moins le patron ou la patronne, sait où il va. Mais les collaboratrices et collaborateurs de la PME ont-ils compris l’objectif ? Y adhèrent-ils ? Acceptent-ils d’y contribuer ? D’après mon expérience, les noeuds de communication comptent parmi les obstacles les plus récurrents lorsqu’une entreprise cherche à accroître son agilité.
Les étudiant·es de la HEG-FR sont les entrepreneur·es de demain. Comment peut-on les sensibiliser ?
Cela fait partie intégrante d’un processus plus large de sensibilisation aux soft skills. Une start-up ou une PME ne connaîtra pas le succès seulement parce que ses fondatrices et fondateurs ont eu une idée de génie, ont développé une technologie inédite ou disposent d’une machine révolutionnaire. Bien gérer une entreprise, c’est être capable de tirer le meilleur parti d’un environnement multiculturel, diversifié… et instable.
Dans ce cas, on pourrait renverser la question : l’instabilité, que du bonheur ?
Là non plus, il ne faut pas exagérer. Je comprends que les entrepreneur·es aient de la peine à voir du positif dans l’instabilité liée à l’inflation ou aux taux d’intérêt fluctuants. Les changements de nature conjoncturelle restent les plus difficiles à appréhender. Ils impliquent du court terme, de la gestion à flux tendu, bref, des outils de management particulièrement élaborés, ainsi qu’une solide expérience.
Le lean management, un guide pour mener le changement
Alors que l’agilité est devenue quasi incontournable dans le langage entrepreneurial, « les avis divergent quant à la façon de la définir, constate Chrystel Pauty, adjointe scientifique et membre de l’Agile Academy de la HE-Arc Gestion (HEG Arc) – HES-SO. Le dénominateur commun consiste à dire qu’une entreprise agile est en mesure de s’adapter aux changements, d’être flexible, notamment dans le contexte de l’industrie 4.0. »
Parmi les outils les plus efficaces pour appliquer l’agilité dans les organisations, le lean management figure en bonne place. « Il s’agit d’un guide de bonnes pratiques pour repérer et mesurer toutes les formes de gaspillage, dans le but de les réduire au minimum. » Alors que l’agilité représente un état d’esprit, « le lean implique de l’observation, des outils, une adaptation du parc technologique ». Le facteur humain demeure au centre de la démarche. « Le principal ennemi de l’agilité, c’est l’ego ; il suffit d’une seule personne au mauvais endroit pour faire capoter tout le processus. »
D’où l’importance, avant d’entamer un changement en profondeur au sein d’une organisation, « d’obtenir le soutien de la direction ». Chrystel Pauty cite l’exemple du projet MicroLean Lab, géré par la HE-Arc Ingénierie – HES-SO : « Tout est parti de la chasse aux gaspillages sur une machine d’usinage standard ; cela a conduit à la réalisation d’une micro-machine de fraisage sur laquelle il est par exemple possible d’appliquer des outils d’intelligence artificielle pour diminuer les temps de réglage. » Un travail d’étudiant·es a par ailleurs démontré que ces petites machines « intelligentes » pouvaient être agencées verticalement, ce qui a permis la réalisation d’une micro-usine de la taille d’une armoire murale.
L’agilité au coeur d’un cursus valaisan
Un cursus « dont tu es le héros » : c’est ainsi que la Team Academy de la HES-SO Valais-Wallis se présente aux étudiant·es. Introduite en 2017 et inspirée d’un modèle pédagogique finlandais, cette forme d’apprentissage par l’action et en équipe permet d’obtenir un Bachelor en économie d’entreprise (Business Team Academy), en informatique de gestion (Digital Team Academy), en soins infirmiers (Nursing Team Academy) ou en travail social (Social Team Academy). Les trois piliers de cet écosystème unique en Suisse ? Des projets réels concrétisés en équipe à la place des grilles de cours, un accent sur l’humain et les soft skills, ainsi que l’accompagnement par des coachs plutôt que par des professeur·es. « Côté certification, on obtient un Bachelor HES, tout comme les étudiant·es qui choisissent la voie classique », précise Lionel Emery, coach et collaborateur académique auprès de ce programme.
Du côté de la Business Team Academy, « nous constatons que les étudiant·es qui préfèrent cette voie sont davantage enclins à lancer leur propre société ; environ 40 à 50% des alumni deviennent entrepreneur·es à temps partiel ». Ceux qui optent pour le salariat « se dirigent généralement vers des entreprises dotées d’une structure ‹agile›, dans lesquelles ils font de l’intrapreneuriat, soit de l’entrepreneuriat en interne ». Dès le début de leur parcours, les étudiant·es de la Team Academy sont exposés à l’instabilité de l’environnement professionnel, grâce aux projets intégrés à l’écosystème économique et aux « rencontres inspirantes » organisées régulièrement avec des entrepreneur·es. « Cela les incite à réfléchir aux solutions pour affronter ces défis. »