Dès ses débuts, l’industrie du tourisme s’est appuyée sur l’image pour faire naître les envies de voyage. Des fondamentaux immuables, amplifiés par le raz-de-marée de la photographie numérique et des réseaux sociaux.

TEXTE | Lionel Pousaz

Des forêts de perches à selfie, des sanctuaires naturels profanés en direct sur Instagram… Les excès du tourisme moderne constituent un sujet de conversation récurrent. Le coupable tout désigné: l’image numérique. Ce serait pour reproduire le même cliché, vu et revu sur les réseaux, que les touristes se masseraient au même endroit – en Grèce, dans les ruelles de Santorin, ou en Norvège sur le promontoire rocheux du Trolltunga. C’est en suivant des données de géolocalisation des images d’Instagram qu’ils se retrouveraient par centaines sur des sentiers de montagne effrités au contact de tant de bottes. Aux États-Unis, des collectivités locales en sont réduites à prier les randonneuses et les randonneurs de ne pas publier les coordonnées GPS de leurs images.

Le numérique exacerbe la relation de la voyageuse et du voyageur à l’image. Mais cette évolution puise à une source plus ancienne. Dès l’origine, les représentations visuelles ont occupé le coeur de l’activité touristique. «Le mécanisme du tourisme reste le même depuis toujours: on découvre des images, puis on a envie d’aller voir», explique Rafael Matos-Wasem, maître d’enseignement à l’Institut de Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis. Dès le XVIIe siècle, la jeunesse européenne dorée peignait pour raconter son Grand Tour à travers le continent 1Conçu comme un rite de passage pour les jeunes aristocrates entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, le Grand Tour consistait en un long voyage – qui durait parfois plus d’une année – en Europe de l’Ouest principalement. Souvent effectuées en compagnie d’une tutrice ou d’un tuteur, ces visites, notamment fondées sur les humanités latines et grecques, visaient à parfaire l’éducation.. Ces voyages d’aristocrates ont donné naissance à une industrie – transport, restauration, hôtellerie, guides. L’image passe alors entre les mains des professionnel·les. En Suisse, en France ou en Italie, les publicistes du XIXe siècle produisent des affiches et, plus tard, des catalogues illustrés.

Depuis, les images professionnelles et amateur coexistent dans l’industrie du tourisme. Avant l’ère numérique, les rôles étaient clairement partagés. Le pro fournissait des photographies de haute qualité, couvrait des événements, mettait en scène des célébrités, participait à des campagnes organisées par les offices de promotion. Le voyageur était déjà un incontournable vecteur publicitaire, en se contentant de faire circuler ses images parmi ses proches.

Le pouvoir de l’image amateur

Cette promotion par le touriste lui-même avait lieu en privé. Les plus de 40 ans se souviennent certainement d’une soirée diapo. Heureux qui comme Ulysse a raconté son périple en projetant ses images – plus ou moins réussies – contre le mur du salon. «C’était déjà du User Generated Content, même si le terme est apparu avec les nouvelles technologies», commente Roland Schegg, professeur à l’Institut de Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis. Avec la photo numérique, les frontières se brouillent. Les images amateur ont quitté le projecteur familial pour les réseaux sociaux. Plus accessibles que les appareils argentiques, leurs successeurs numériques permettent au photographe du dimanche d’obtenir une qualité autrefois hors de sa portée. De nombreuses études de marketing montrent que sur les réseaux sociaux, l’impact d’un User Generated Content dépasse parfois celui d’un professionnel. Un constat corroboré par les étudiant·es de Roland Schegg, qui ont comparé pour diverses destinations l’engagement en ligne – likes et partages – d’images professionnelles et amateur: «Le public considère les images amateur comme plus crédibles que les contenus trop léchés. Pourtant, les images Instagram typiques ont également un style particulier, tout aussi décalé par rapport à la réalité.»

Très vite, on a cherché à tirer parti de cette situation. Dans les offices du tourisme, on scrute, on tague et on repartage sur TikTok, Facebook ou Instagram. «Aujourd’hui, les offices doivent inciter la clientèle à produire des images, mais aussi à utiliser certains hashtags, observe Roland Schegg. Je pense à des affiches marquées #cransmontana sur le lac de la station, ou d’autres destinations dès votre arrivée à la gare. On organise aussi des concours de photos.»

Avec la montée en puissance de l’image amateur, la chaîne de promotion du tourisme a été bouleversée. Pour Roland Schegg, elle relève aujourd’hui moins de l’organisation de campagnes que de l’activation de réseaux. Les offices de promotion ont en ligne de mire un nouvel acteur: l’influenceuse ou l’influenceur. Une cible qui, encore une fois, brouille les lignes entre amateurs et professionnels. Avec ses milliers de followers, l’influenceur entre en compétition avec le journaliste traditionnel ou la célébrité.

En Suisse comme ailleurs, le recours aux influenceurs représente désormais une pratique marketing courante. Choisir la bonne personne ne relève pas toujours de l’évidence. Chaque influenceur a son esthétique, ses centres d’intérêt, selon Roland Schegg: «Il y a aussi les micro-influenceurs, qui couvrent des niches. Par exemple, si vous représentez une station avec de nombreuses pistes de vélo tout-terrain, ça vaut peut-être la peine de recruter un vététiste américain avec suffisamment de followers.» Plus qu’une destination, le photographe amateur comme l’influenceur promeuvent surtout des activités – ski extrême, randonnée, plongée sous-marine et même… photographie de paysages. Plus elles sont photogéniques, mieux le public répond à l’appel. En Suisse, les sports d’extérieur tirent particulièrement bien parti de cette tendance.

Tourisme de masse: la Suisse plus ou moins épargnée

Grâce à ses prix élevés, la Suisse est relativement préservée des dégâts du tourisme de masse, selon Roland Schegg. Mais récemment, elle n’en a pas moins subi plusieurs vagues difficiles à contrôler. YouTube et Instagram ont ouvert tout grand les vannes de touristes sur les photogéniques Creux-du-Van, Val Verzasca ou lac d’Oeschinen. Pour réduire la pression, certaines destinations déploient des initiatives originales. Zermatt a publié sur les réseaux une longue liste de points de vue du Cervin, pour que les touristes-photographes se répartissent sur l’ensemble du site. Non seulement ils restreignent leur impact sur l’environnement, mais ils évitent aussi de se marcher sur les pieds. «C’est une démarche intéressante, où on utilise Instagram pour lutter contre les excès d’Instagram», commente Rafael Matos-Wasem.

Si l’image numérique est souvent associée au tourisme de masse, il existe quelques contre-exemples. Rafael Matos-Wasem cite l’exploration urbaine – des visites d’hôpitaux désaffectés, de rivières enterrées sous la ville, comme le Flon à Lausanne. «C’est un mouvement qui rappelle l’attrait pour les ruines des touristes romantiques au XIXe siècle. La photographie numérique a ravivé ces pratiques avec une éthique particulière. Par exemple, on ne partage pas la géolocalisation pour éviter les ruées de visiteurs.» Par définition, les pratiques de niche ne résoudront pas les problèmes de surfréquentation touristique. Mais elles montrent, à tout le moins, une diversité surprenante dans une activité que l’on dépeint souvent comme uniforme et grégaire. Le numérique a donc non seulement bouleversé le tourisme, mais l’a aussi diversifié.


Trois questions à Federica Martini

Pour faire rêver le chaland, l’image touristique exploite depuis toujours les mêmes principes. Paysages idéalisés, reprises de canons esthétiques ultra-connus déclinés à l’infini… Federica Martini, professeure à la HES-SO Valais – Wallis – École de design et haute école d’art – EDHEA, explore le sens de ces représentations.

HEMISPHERES N°22 – Un monde en images et représentations // www.revuehemispheres.ch
Federica Martini | Photo: BERTRAND REY

Vous avez travaillé sur la question de l’authenticité des images touristiques. Quel rapport entretiennent-elles avec le réel?
FM Au XIXe siècle, les touristes se plaignaient déjà que la réalité n’était pas à la hauteur de l’image. L’écrivain Henry James parle de l’impossibilité de voir Rome, parce qu’il avait été exposé à un tropplein d’images. On retrouve le même phénomène avec le Cervin et la multiplication des points de vue. Le point saillant, c’est que l’on efface les éléments non bucoliques, les constructions humaines. Il y a une persistance remarquable du cadrage dans l’image touristique, qui vise à présenter le paysage de manière spectaculaire, mais aussi comme une expérience spirituelle et solitaire, quelque chose qui s’oppose au monde industriel. La représentation touristique est de l’ordre de la sublimation.

Les réseaux sociaux ont-ils accentué ce phénomène d’idéalisation?
Instagram tend à renfermer encore plus nos images mentales, il n’y a plus de dissonance, ni d’éléments non lisses: les points de vue se répètent. Cela dit, je trouve aussi beau cet investissement affectif dans l’acte de montrer son expérience sur les réseaux sociaux. Les images amateur sont avant tout un acte de présence. On va se mettre dans l’image, comme pour dire «j’étais ici». C’est un témoignage, plus qu’une réflexion.

L’image touristique tend aussi à refléter des esthétiques très attendues.
Il y a un siècle et plus, les affiches touristiques fournissaient déjà du travail alimentaire à nombre d’artiste peintre. Elles faisaient référence à des oeuvres existantes, avec des citations parfois littérales d’Hodler, de Friedrich… Ces affiches touristiques ressemblaient à des tableaux présents dans l’imaginaire collectif. Nous sommes dans un système de multiplication de l’image, un peu comme l’a montré Andy Warhol dans les années 1960, où les artistes commencent à réagir face à ce qu’ils ressentent comme une surcharge. Pour Warhol, les images sont des simulacres qui se reproduisent de manière mécanique. Aujourd’hui, le numérique a pris le pas sur la mécanique.