Durant la pandémie, les arts et la culture ont été classés, au même titre que de nombreux commerces, dans les domaines «non essentiels» par les autorités. Que penser de cette expression et comment a-t-elle été interprétée par les intéressés? Retour sur un vocabulaire discuté et discutable.
TEXTE | Virginie Jobé-Truffer
Depuis le 16 mars 2020, jour où l’état de nécessité a été décrété en Suisse à la suite de la pandémie, les deux mots «non essentiel» sont devenus viraux. Ils ont d’abord caractérisé certains commerces. Puis se sont attaqués aux «lieux de loisirs et de divertissement», pour reprendre la formulation du gouvernement, qui désigne les parcs d’attraction autant que les arts. «Ces termes non essentiel émerge par contraste avec essentiel quand l’État doit opposer ce qui est nécessaire à la survie de la société et ce qui est accessoire, commente Laura Delaloye Saillen, chargée de cours au Centre de linguistique et des sciences du langage de l’Université de Lausanne. Associer accessoire à divertissement a été reproché au Conseil fédéral. Économiquement, la pression était semblable sur tous les milieux considérés comme accessoires. Mais le terme non essentiel a été très violent à entendre pour les milieux de la culture, car leur apport pour le futur a été passé sous silence. Ils ont été mis au même niveau que les casinos.» La chercheure relève que le slogan «No culture, no future», vu durant les manifestations en 2021 contre les restrictions sanitaires, se base sur une rhétorique qui ouvre un champ de réflexion et un champ d’action. Il fonctionne comme un argument dont les prémisses seraient à reconstruire: «S’il n’y a pas de futur pour la culture, et que la culture est essentielle pour la société, alors, première conclusion, la société n’a pas de futur, et seconde conclusion, il faut des aides d’urgence pour la culture. Cette seconde conclusion a trouvé davantage d’écho dans l’espace politique et médiatique. Mais Anne Bisang, directrice du Théâtre populaire romand, a dû rappeler, lors d’un débat radiophonique début 2022 face au conseiller fédéral Alain Berset, la contribution fondamentale de la culture à la responsabilisation des citoyennes et des citoyens et son rôle de ciment de la société.»
Les participant·es aux manifestations ont sorti d’autres arguments durant les micros-trottoirs. Comme «La culture est une bouée de sauvetage dont on ne peut plus se passer», «Citez-moi une personne confinée sans livre, sans film, sans musique». Ainsi, la culture s’inscrit dans une temporalité. «On ne propose pas de la rendre valide à travers les âges, mais on l’ancre dans le temps d’incertitude du Covid-19, souligne Laura Delaloye Saillen. Alors qu’elle subit des pressions, c’est maintenant qu’elle apparaît essentielle.» Si les punks crient «No future», en gommant les lendemains qui chantent, qu’adviendra-t-il de l’art jugé non essentiel? Il perdurera sous d’autres formes, affirment aujourd’hui avec optimisme les artistes interviewés ci-contre.
La musique, force motrice universelle
Non essentielle, la musique? Les activités musicales stimulent le cerveau. Leur rôle est tout aussi important pour le développement de l’enfant que pour contrecarrer le déclin lié à l’âge.
«La musique constitue un outil puissant pour stimuler le développement de l’enfant ou encore contrecarrer le déclin lié à l’âge», affirme Clara James, professeure à la Haute école de santé de Genève (HEdS) – HES-SO, doyenne de la recherche et privat-docent à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. Les études de cette violoniste devenue chercheure en neurosciences cognitives démontrent que la pratique d’un instrument, mais aussi, à moindre degré, son écoute attentive, peuvent améliorer certaines capacités cognitives et sensorimotrices. L’analyse du cerveau, grâce à l’utilisation de scanners IRM, démontre notamment que la matière grise, qui contient nos neurones, prend du volume lors de l’apprentissage de la musique. Tout comme la matière blanche, qui permet la communication entre les différentes régions du cerveau.
«J’ai codirigé une étude en Suisse et en Allemagne avec plus de 150 partcipantes et participants en bonne santé de 64 à 78 ans, raconte la chercheure. Durant un an, une heure par semaine, certains participant·es ont appris le piano en binôme quand d’autres ont suivi des cours de culture musicale en petit groupe. Toutes les interventions étaient dispensées par des musiciennes et des musiciens professionnels. Au-delà du plaisir que les aînées et les aînés ont éprouvé lors de cette expérience, ils ont tous renforcé ou stabilisé leurs capacités cérébrales.» Dans les deux groupes, la perception de la parole dans le bruit s’est fortifiée. Mener une conversation au milieu du brouhaha, un moment souvent difficile pour les personnes âgées, est devenu un exercice moins pénalisant. «Chez les pianistes, l’épaisseur du cortex auditif primaire s’est épaissi par l’apprentissage de la production des notes musicales de façon structurée. En outre, la matière grise motrice, qui contrôle la main gauche, avec laquelle les droitiers font plus rarement des mouvements de dextérité fine, s’est renforcée.»
Les résultats d’une étude réalisée avec des enfants de 10 à 12 ans ont même dépassé ses attentes. Certains groupes ont participé à l’«Orchestre en classe», à savoir deux ans de cours d’instrument avec des professionnel·les en groupe, tandis que d’autres ont suivi un cursus scolaire normal. «Les musiciens ont amélioré leur attention, leur mémoire de travail, leur pensée abstraite et leur dextérité. Je dirais donc aux parents: donnez la possibilité à votre enfant de jouer de l’instrument de son choix. Cela l’aidera dans son parcours scolaire. En outre, quand on est stressé et qu’on écoute une musique qu’on aime, le cortisol (hormone du stress) diminue et la sérotonine croît. Et elle le fait conjointement à la dopamine, qui augmente également notre endurance. La musique représente une force motrice universelle!»
«Le cinéma est intimement lié à la marche du monde puisqu’il le raconte»
Pauline Gygax est responsable du Bachelor Cinéma de l’ECAL/ École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO et productrice, notamment du film d’animation Ma vie de courgette de Claude Barras. Féministe, elle a participé à la création du Collectif 50/50, qui lutte pour la parité et l’égalité dans le cinéma, ainsi que de l’association Swan en Suisse.
L’acteur Mathieu Kassovitz pense que les salles obscures ne sont plus essentielles, qu’on peut tout voir sur sa télé et que ses collègues ont un ego mal placé face au Covid-19. Qu’en dites-vous?
Ces oppositions sont vaines. Évidemment, l’arrivée des plateformes de streaming mêlée à une pandémie mondiale a remis en question l’industrie du cinéma dans toutes ses étapes. Les séries elles-mêmes ont obligé le cinéma à se redéfinir. Mais cela représente aussi l’occasion de s’interroger sur ce qui est essentiel. Et l’expérience collective de la salle reste essentielle à mes yeux. Télévision et cinéma sont complémentaires. De la même manière qu’il reste complémentaire d’écouter un disque et d’aller à un concert, de lire et d’aller au théâtre…
Comment avez-vous vécu le fait d’être dans la catégorie des non-essentiels?
Cette polarisation existe depuis longtemps. Une certaine frange de la classe politique a toujours discuté les subventions culturelles et considéré la culture comme non essentielle. Je ne suis donc pas surprise. Je crois d’autant plus fort que, au contraire, la culture reste absolument vitale pour décrypter le monde. En temps de crise, de pandémie ou de guerre, elle porte une responsabilité encore plus grande. Le cinéma est intimement lié à la marche du monde puisqu’il le raconte. Quand les périodes se durcissent, il est d’autant plus nécessaire.
Qu’avez-vous réussi à créer durant la pandémie et dont vous êtes fière?
Avec ma société de production (Rita Productions, ndlr), nous avons tourné deux longs-métrages et une série. Cela relève de l’exploit. Notre travail collectif, avec mon associé et toute l’équipe, nous a permis d’éviter la faillite. Nous ne nous sommes pas sentis seuls, car les pouvoirs publics nous ont aidés. Une solidarité générale s’est ressentie à différents niveaux de la société. Je suis fière de cet élan collectif.
«Pour faire exister l’art, on doit toujours lutter contre des obstacles»
Laurent Berger est metteur en scène, dramaturge et chercheur associé à La Manufacture – Haute école des arts de la scène de Lausanne – HES-SO. Il est aussi maître de conférences à l’Université de Montpellier III.
Quand l’État a décrété que l’art n’était pas essentiel, qu’est-ce qui a changé dans votre vie?
Rien. Pour faire exister l’art, on doit toujours lutter contre le confort, les fausses audaces, l’asservissement aux conventions, au pouvoir institutionnel, des virus presque indétectables et pas moins dévastateurs que le coronavirus. Le théâtre par nature s’appuie sur des moyens dérisoires, mais le pouvoir de l’imaginaire se réactualise à la lumière des évènements. L’adversaire change, mais la détermination reste la même. J’irai jusqu’à dire que la pandémie a rendu les choses plus claires. Soudain, on a compris qu’aujourd’hui les invisibles du théâtre sont les artistes.
Qu’avez-vous inventé durant la pandémie?
Il fallait continuer, inventer des dispositifs qui passent entre les mailles du filet des règles sanitaires. J’avais prévu la réalisation d’une web- série pour des étudiant·es du Master Création de Montpellier en 2020. Quand la pandémie est arrivée, nous avons juste intégré cette contrainte. En utilisant les moyens du bord, et malgré les circonstances, en faisant certains épisodes en direct en visioconférence. C’était un projet de cinéma au départ. Mais qu’on nous ait empêchés d’être sur un plateau nous a conduits à utiliser cet outil pour faire du théâtre malgré tout.
Comment aider les comédiens?
Les jeunes artistes ont vécu un calvaire, en termes d’expérience et d’insertion alors que les grosses structures ont été très soutenues. Cela montre à quel point il est urgent de créer et de soutenir des espaces alternatifs, non seulement parce que c’est là que surgissent les formes les plus disruptives, mais parce qu’ils sont vitaux à l’écosystème de la création. En Suisse, ces espaces de création indépendants manquent, alors qu’ils constituent le catalyseur indispensable d’un environnement artistique vivant. Quand la création n’est plus essentielle, c’est le pouvoir et l’argent qui s’imposent au théâtre. On peut l’observer dès maintenant: les choses reprennent sans avoir appris beaucoup de cette période. Business, as usual.