Personne n’échappe aux crises actuelles. Un acrobate, une directrice d’ONG, un météorologue, un comédien et une infirmière racontent comment ils ont agi et réagi face aux événements qui bousculent nos vies.
TEXTE | Sabine Pirolt
IMAGES | Hervé Annen
« La migration, ce n’est pas nouveau, il y en a toujours eu »
Caroline Abu Sa’Da, 43 ans
Directrice SOS Méditerranée Genève
Une mère française, professeure d’histoiregéographie. Un père palestinien, sociologue, spécialiste de l’immigration, Caroline Abu Sa’Da a de qui tenir. Très vite, elle veut « sauver la Palestine » et devenir la première femme secrétaire générale des Nations unies. Son destin la mènera à Sciences Po Paris pour un doctorat sur le rôle des ONG palestiniennes dans la construction étatique. Elle passera cinq ans en Palestine, où vit une partie de sa famille, pour écrire sa thèse. Elle travaillera ensuite dix ans pour Médecins sans frontières puis créera SOS Méditerranée en 2017. Les instabilités et les flux migratoires croissants, elle connaît. « La migration, ce n’est pas nouveau, il y en a toujours eu. Souvenez-vous des Suisse·sses pauvres qui ont émigré en Amérique du Sud. » À ses yeux, la nouveauté est dans la réaction politique aux flux migratoires : « Il s’agit d’une crise de la réception. Nous ne nous trouvons pas face à un nombre de personnes impossible à absorber. » La Genevoise explique encore que, selon elle, nous avons toujours été dans des périodes d’instabilité. « Quand j’ai grandi, c’était la guerre froide. Puis dans les années 1990, le génocide du Rwanda.» Pour elle, le sentiment de solidarité et d’humanité ne doit pas être lié à la géographie. Sa vision se situe au coeur de son action. « Une seule chose compte pour moi : il y a des gens en détresse en mer, aux portes de l’Europe. Il faut leur porter secours ! »
« Je suis habitué aux fluctuations»
Cédric Djedje, 41 ans
Comédien, Lausanne
Instabilité et comédien : ces deux mots ne riment pas, mais sont indissociables. Cédric Djedje est bien placé pour le savoir. En devenant comédien professionnel, il n’a pas choisi la facilité. Né à Paris de parents ivoiriens, il étudie en Faculté de psychologie, tout en faisant du théâtre. Après quelques années, son choix est fait : ce sera les planches. En 2010, il ressort diplômé de La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO, à Lausanne. Ne lui reste plus qu’à vivre de son métier. Ce qu’il fait. Il a « plus ou moins du travail régulièrement », s’occupe de mise en scène et crée des pièces de théâtre.
« Je suis habitué aux fluctuations. II y a des côtés de mon métier qui sont instables et précaires. Nous sommes confrontés à la réduction des coûts et aux changements des politiques culturelles. Parfois, pour un projet, nous avons un bon soutien financier, mais il arrive de devoir se battre pour 100 francs. » Il voit également les conditions de travail de sa profession se dégrader : « Il y a encore quinze ans, un engagement pour un spectacle durait deux mois. Aujourd’hui, lorsque les répétitions durent sept semaines, c’est le meilleur contrat de tous les temps. Les comédien·nes font beaucoup d’heures supplémentaires dans leur coin, sans en parler. » Malgré toutes ces difficultés, il a encore de l’énergie pour réfléchir à d’autres problèmes. « Depuis la pandémie, je me penche sur l’instabilité du climat et j’aimerais trouver une forme d’engagement qui me corresponde. Pour le moment, je suis encore passif, mais j’admire ceux qui bougent. »
« Les changements climatiques sont inéluctables, on doit vivre avec »
Laurent Cretenoud, 59 ans
Météorologue, Genève
Casqué et en veste de sport, Laurent Cretenoud arrive au rendez-vous à vélo. Vingtsix kilomètres par jour, toute l’année, par tous les temps, pour aller au travail. Il est bien placé pour s’équiper : cela fait 32 ans que ce père de famille travaille comme météorologue. Après un apprentissage d’employé de commerce, il a passé cinq ans à sillonner le monde, en alternant périodes de travail et voyages. Un jour, de retour au pays, il tombe sur une annonce. L’Institut suisse de météorologie cherche à recruter. Le travail se passe à l’extérieur, il faut observer le temps et faire des rapports. Il se lance. Depuis, son métier n’a cessé d’évoluer. « L’informatique a apporté de gros changements. Tout va plus vite dans la transmission et l’acquisition des données. » Au fil du temps, il a aussi assisté à l’augmentation des phénomènes météorologiques comme les sécheresses, les canicules ou les vents tempétueux. « Il y a davantage de situations intenses et de phénomènes locaux. Désormais, nous intégrons les impacts potentiels et faisons des recommandations aux gens : limitez l’usage de votre voiture, n’allez pas marcher en forêt en cas de tempête, etc. ». Les changements du climat ne l’effraient pas : « Ils sont inéluctables. On doit vivre avec et réduire notre impact. »
« Si on est fort dans sa tête, on peut se lancer »
Larbi Ben Mansour, 59 ans
Acrobate, Neuchâtel
L’ambiance est joyeuse mais concentrée dans la grande salle de l’École du cirque Larbi, à Neuchâtel. Une poignée d’enfants se livrent à des exercices d’équilibre. L’un d’eux se couche sur le dos, les jambes pliées. Petit et élancé, Larbi Ben Mansour prend appui sur ses deux genoux et fait la chandelle. Impressionnant. Pas de doute, l’équilibre, il connaît. Il a grandi à Tanger, entouré de neuf frères et soeurs. Très jeune, il fait de petits boulots pour ramener quelques sous à sa mère. Son loisir : les acrobaties, un sport national. Les hommes s’exercent sur la plage, il les imite. Il a 10 ans lorsque Ali Hassani, à la tête d’une célèbre troupe en Angleterre, le repère, à la recherche de jeunes talents. C’est accompagné d’une hôtesse de l’air qu’il débarquera à Gatwick. « J’ai grandi dans la famille Hassani. Je n’ai jamais suivi de parcours scolaire. » Devenu acrobate, il fait le tour du monde . Il aime cette vie de saltimbanque. C’est en travaillant pour le cirque Knie qu’il découvrira la Suisse. Il y rencontrera sa femme et posera ses valises à Neuchâtel. Une constante dans son parcours d’acrobate : l’équilibre. « Si on est fort dans sa tête, on peut se lancer. » Comment ce professionnel de la stabilité voit-il les instabilités ambiantes ? « Toutes ces crises me touchent, c’est la galère pour les gens. Si on n’est pas fort, c’est fini. »
« L’instabilité de la pandémie a été perturbante »
Estelle Zermatten, 27 ans
Case Manager et conseillère communale, Bulle
Une vie jalonnée d’événements qui bousculent. Pas de doute, à 27 ans, la politicienne gruérienne Estelle Zermatten a une longueur d’avance sur le sujet. À la séparation de ses parents, l’instabilité est entrée dans sa vie. « Je n’ai pas grandi dans un modèle traditionnel. Très jeune, je refusais de voir mon père qui avait un comportement déplacé. Ça forge le caractère. » Vers 20 ans, elle prend le nom de famille de sa mère, après un passage devant une commission d’évaluation. Côté professionnel, elle enchaîne un apprentissage d’assistante en soins communautaires et un Bachelor à la Haute école de santé Fribourg – HEdS-FR – HES-SO, avant de travailler aux soins intensifs de l’Hôpital cantonal de Fribourg (HFR). Et comme la jeune soignante a le goût des débats, elle se lance en politique à 19 ans, sous la bannière du Parti libéral-radical. Elle grimpe les échelons. En 2020, avec la crise sanitaire, finis les repères et les habitudes. « Cette instabilité-là était perturbante. À l’hôpital, nous n’avions ni expérience, ni protocole. Les malades arrivaient à la chaîne. » Qu’a-t-elle appris ? « Je me rends compte de la chance que l’on a ici, et j’ai revu mes priorités. » Aujourd’hui, Estelle Zermatten est conseillère communale à Bulle et députée au Grand Conseil. Peu avant son élection, elle est devenue case manager à l’HFR Fribourg, où elle suit la prise en charge multidisciplinaire des patient·es. Ce changement professionnel lui a permis de se consacrer à la fois à la politique et à la défense de la revalorisation de sa profession.