« L’enfer, c’est les autres », écrivait le philosophe Jean-Paul Sartre. Une formule que nos cinq portraitisés démentent avec conviction, toutes et tous affirmant, au contraire, la richesse des rencontres humaines. Alpiniste, infirmière, photographe, spécialiste en informatique médicale ou responsabledu développement : chacun témoigne de sa manière d’être empathique.
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
IMAGES | Hervé Annen
« Quand on doit prendre des décisions importantes, on est obligé de comprendre l’autre »
Hugo Béguin, 25 ans
Alpiniste lauréat du Piolet d’or, Les Ponts-de-Martel (NE)
Assurément, Hugo Béguin se souviendra toute sa vie de son ascension du Flat Top, ce sommet himalayen qui culmine à 6057 mètres d’altitude. En octobre 2023,il réalise ce projet fou – et inédit – avec deux autres alpinistes. « On a mis quatre jours pour l’ascension, on a passé trois nuits sur la paroi », raconte ce jeune Neuchâtelois originaire des Ponts-de-Martel, cuisinier de formation. « Il y a eu beaucoup de moments de doute, notamment à cause de la météo et des risques d’avalanche », confie-t-il. La communication et l’empathie se révèlent alors capitales. « Quand on doit prendre des décisions importantes, comme continuer ou abandonner, on est obligé de comprendre l’autre, ses motivations comme ses peurs, pour débattre posément. » Et d’asséner : « Dans ce genre d’aventure, il est essentiel d’être tous dans le même état d’esprit et d’accord de prendre les mêmes risques. »Aujourd’hui guide de montagne, Hugo Béguin aime à se souvenir d’où lui vient cette passion :« Quand mes parents m’ont initié à l’alpinisme, je voulais juste aller voir ce qu’il y avait derrière la montagne », s’amuse-t-il. Et s’il s’imagine déjà repartir à l’assaut d’autres sommets –projets qu’il préfère garder secrets pour rester libre –, il relève que « ce n’est pas une activité qui donne du plaisir immédiat : on a froid, on a faim, on dort mal… La satisfaction de l’avoir fait ne vient que dans un deuxième temps, à l’instar des souvenirs. »
« Je préfère cultiver la compassion »
Marie-Noëlle Repond, 62 ans
Infirmière à l’association Fri-santé, Fribourg
Créée il y a une vingtaine d’années par Médecins sans frontières (MSF), l’association Fri-Santé prodigue des soins aux personnes qui n’ont pas d’assurance maladie. Depuis quatorze ans, Marie-Noëlle Repond y travaille comme infirmière au contact des plus démunis, « pour la plupart des migrants, dont majoritairement des sans-papiers et des femmes ». Son métier de soignante, cette native du val d’Hérens ne l’imaginait d’ailleurs pas autrement : « À l’adolescence, j’ai voulu m’inscrire dans cette voie pour rejoindre Mère Teresa à Calcutta. »Sa formation terminée, elle se spécialise en médecine tropicale et s’embarque pour plusieurs missions de MSF, au Cameroun et en Ouganda. « Nous sommes ensuite partis avec mon mari plusieurs années au Rwanda, où je me suis engagée dans la prévention du sida, rapporte-t-elle. Nous avons dû fuir le pays au moment des événements de 1994. » Un souvenir encore vibrant lorsque la guerre éclate en Ukraine en Ni une ni deux, ce couple de grands-parents décide alors d’accueillir chez eux une famille de quatre personnes pendant plusieurs mois. Pour Marie-Noëlle Repond, prendre soin des autres n’est pas qu’une question de profession,« c’est un engagement humaniste ». L’empathie ? Elle s’en méfie. « J’ai appris dans mon travail qu’il faut savoir mettre des limites. Vivre les émotions des autres, ce n’est pas toujours aidant. Mieux vaut garder une certaine distance. » Et de déclarer : « Je préfère cultiver la compassion. »
« Le portrait me permet de m’intéresser à l’autre »
Ulises Lozano, 24 ans
Photographe diplômé de l’ECAL/Ecole cantonale d’art de Lausanne – HES-SO
« J’ai toujours utilisé la photographie comme moyen de m’intéresser à l’autre et lui permettre de raconter son histoire », affirme Ulises Lozano. Pour son travail de mémoire, ce jeune diplômé de l’ECAL a organisé un atelier d’autoportraits avec des jeunes suivis par l’association Païdos. « J’avais fait mon service civil dans cette structure qui accueille des adolescentes et des adolescents en rupture scolaire. » Avec l’aide d’un éducateur, il propose à ces jeunes de réfléchir à la manière dont elles et ils aimeraient être représentés : « Qu’ont-ils envie de suggérer, voire de cacher ? »Au détour des échanges lors de ce projet, qui assume pleinement sa part thérapeutique, des identités se réinventent.« L’image sert de langage symbolique pour exprimer ce qu’on peine à dire avec des mots. » Un travail que ce Genevois relie naturellement à ses premières prises de vues :« J’ai commencé en prenant mes amis en photo. Toujours des portraits, cela ne m’a pas lâché. » Ulises Lozano aime ce temps de la rencontre avec la personne à photographier,« toujours un peu freestyle et incontrôlable ». Actuellement, il poursuit sa formation à l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration de Genève. Pour son travail de diplôme, il prépare une BD sur sa relation avec son grand frère.
« Avant de juger, il faut demander pourquoi »
Vanessa Balouzet, 49 ans
Chief Growth Officer et membre du comité de direction de l’EHL Hospitality Business School – HES-SO Lausanne
S’agissant de savoir ce que signifie son titre officiel, en guise de réponse, Vanessa Balouzet s’exclame spontanément : « Ce poste est celui de mes rêves ! » Et d’expliquer :« Je suis chargée tant de la croissance de l’EHL que du développement et de l’épanouissement des personnes qui y travaillent. Une opportunité rare, alors qu’il est de bon ton d’opposer le business et l’humain. » Si cette ingénieure de formation, férue de biologie, commence sa carrière dans le conseil en stratégie, le facteur humain lui apparaît soudain capital.« Même dans le monde des entreprises, l’humain est au cœur de la réussite. » C’est habitée par cette conviction qu’elle se décide à rejoindre l’EHL. « Remettre l’humain au centre de la décision se révèle souvent la meilleure option. Il n’y a rien de plus fort que la bienveillance pour l’autre et pour soi-même, qui se manifeste notamment par la retenue de ses préjugés », insiste-t-elle. En antidote à ces « raccourcis du cerveau », elle prône les bienfaits d’une curiosité sincèrement ouverte à l’autre. Une qualité que ses parents lui ont toujours reconnue :« Ils m’auraient bien vue détective. Enfant, je demandais toujours “pourquoi ?” Et c’est aujourd’hui encore la première question que je pose avant de juger l’autre. »
« Je veux contribuer à réhumaniser le monde médical »
David-Zacharie Issom, 37 ans
Professeur à la Haute école de gestion de Genève (HEG-Genève) – HES-SO
Être hospitalisé à de nombreuses reprises durant son enfance n’a pas dégoûté David-Zacharie Issom du milieu hospitalier. « Depuis que j’ai 6-7 ans, je sais que je veux contribuer à réhumaniser le monde médical », affirme-t-il, en toute humilité. « Ayant grandi avec une pathologie génétique chronique (la drépanocytose, qui affecte les globules rouges, ndlr), j’ai perçu assez vite les problèmes liés aux transmissions d’informations. » Et d’évoquer encore la « fatigue compassionnelle de la part de certains soignantes et soignants, conduisant parfois à de la maltraitance ». Aujourd’hui professeur à la HEG-Genève, David-Zacharie Issom mène des projets à l’interface entre l’informatique et la médecine, pour faciliter la vie tantôt des malades, tantôt des soignants. Collaborant régulièrement avec les Hôpitaux universitaires de Genève, ce docteur en santé globale n’oublie jamais ses motivations premières. Il pense avec émotion à son parcours scolaire chahuté par ses absences, mais également à son « caractère posé mais assertif » : « Mon obstination à vouloir comprendre les choses m’a permis de survivre et d’être plus autonome. »Dans la liste de ses projets prioritaires ? « Faciliter l’accès aux ressources salutogéniques, qui permettent de contrer les facteurs de stress négatifs, et sécuriser l’approvisionnement en produits sanguins – un problème de santé publique dans le monde entier. »