Le marché de l’emploi est en pleine transition. Des craintes d’effondrement aux perspectives optimistes, une certitude demeure: la nécessité d’orienter et de garder la maîtrise de ce développement.

TEXTE | Marco Danesi

Objets interconnectés, monde virtuel et plateformes numériques bouleversent les entreprises, redéfinissant le sens même du travail. La quatrième révolution industrielle est à l’œuvre, cependant, personne ne semble en mesure de dire ce que sera le marché de l’emploi dans dix, vingt ou trente ans. Les pessimistes craignent des pertes d’emploi colossales. Les optimistes tablent sur des jobs inimaginables aujourd’hui. Une étude réalisée sous l’égide du World Economic Forum calcule que 7,1 millions de places de travail disparaîtront prochainement dans les 15 principaux marchés développés ou émergents. Ces pertes devraient être partiellement compensées par la création de 2,1 millions d’emplois d’ici à cinq ans, surtout dans les domaines des mathématiques, de l’informatique et de l’ingénierie. Un rapport officiel de la Confédération publié en 2017 pronostique en revanche que «sur la base des connaissances actuelles, on peut s’attendre à ce que la numérisation (…) favorise une augmentation globale de l’emploi».

S’écartant quelque peu de cette comptabilité hypothétique, Giovanni Ferro-Luzzi, professeur à la Haute école de gestion de Genève – HEG – HES-SO et à la Faculté d’économie et de management de l’Université de Genève, note que la digitalisation à l’œuvre va redistribuer les cartes aussi sur le plan qualitatif. Si des professions vont certainement disparaître, d’autres apparaître, certaines vont changer de nature. La puissance de calcul des nouvelles technologies remplacera l’humain dans certains secteurs. Ce pourrait être le cas de pans entiers du tertiaire, comme l’imagerie médicale, le droit, ou encore les métiers d’accueil. «De l’autre côté, la créativité et l’innovation seront fondamentales. Des jobs inédits, notamment liés aux réseaux sociaux, à l’image des youtubers, continueront de se développer», ajoute Giovanni Ferro-Luzzi. L’organisation du travail sera aussi métamorphosée. Télétravail, mandats multiples et temporaires ou apparition d’emplois au statut juridique inédit ébranlent le marché de l’emploi tel que nous le connaissons. Un chauffeur Uber n’est pas vraiment indépendant et l’interprétation de cette forme d’emploi à la lumière des lois n’est pas claire. Elle comporte des interrogations quant à savoir qui va supporter ses coûts.

Dans ce maelström, une évidence semble se dégager: la nécessité de choix politiques susceptibles d’orienter l’essor technologique pour ne pas en perdre la maîtrise, avance Christophe Dunand, chargé de cours à la HEG – Genève. «Ces choix politiques doivent répondre aux besoins et comportements nouveaux, voire aux urgences actuelles et futures, climatiques, sociales, sanitaires. Avec en point de mire, au lieu de la course au profit, l’utilité publique des activités productives ainsi qu’un cadre légal garantissant les couvertures sociales indispensables.»

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Dans sa pièce Bad translation (2016), la metteuse en scène espagnole Cris Blanco traduit la culture digitale sur la scène théâtrale. Les fichiers sont des pancartes, la corbeille est réelle, des danseurs donnent vie aux rouages informatiques et empilent des pixels. © Cris Blanco

Bien entendu, la transition vers le tout numérique, vers de nouvelles formes de travail, vers des emplois dans des domaines encore en friche, ne se fera pas toute seule. Et c’est ici que la formation devient primordiale. Car il faudra préparer et reconvertir au nouveau monde jeunes, adultes, chômeurs, qualifiés ou sans diplômes, assène Christophe Dunand. «C’est la condition pour traverser cette période charnière sans trop de laissés-pour-compte.»

Ces scénarios peuvent cependant changer du tout au tout à la suite d’une crise majeure, à l’image de la pandémie qui sévit depuis janvier 2020. Au niveau macroéconomique, à fin avril 2020, le Secrétariat d’état à l’économie estimait que le PIB helvétique pourrait décroître de 6 à 7% en 2020, alors qu’un simple ralentissement était prévu. Le chômage prendrait l’ascenseur (de 2,5% fin février 2020 à plus de 4% l’année suivante). «La pandémie, indique enfin Giovanni Ferro-Luzzi, une fois passée, permettra vraisemblablement de populariser le télétravail. 11 La crise sanitaire a permis une expérimentation forcée du télétravail. La question de savoir dans quelle mesure cette pratique perdurera reste ouverte. Dans une chronique publiée dans Le Temps du 16 avril 2020, Silna Borter, professeure à la Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO, estime que le principal changement réside dans la remise en question «des raisons pragmatiques légitimant l’exigence d’une présence obligatoire». Il faudra donc se montrer convaincant pour redonner du sens à la présence en toutes circonstances après la pandémie. »


Trois questions à Laurent Houmard

Laurent Houmard. Photo © Guillaume Perret | Lundi13
Laurent Houmard. Photo © Guillaume Perret | Lundi13
La recherche du gain constitue un moyen et pas un but en soi, estime ce professeur, coresponsable de l’Institut en innovation sociale et publique de la Haute école de gestion de Fribourg – HES-SO.

Comment définir l’entrepreneuriat social?

LH Les entreprises à impact sociétal positif prennent à bras-le-corps des défis liés au climat, à la pauvreté, ou à la réinsertion sociale. La recherche du gain est un moyen et non pas un but, même si elles participent à l’économie de marché.

Pouvez-vous mentionner des exemples?

LH La Banque alternative suisse, en pleine expansion, s’est dotée d’une organisation horizontale ainsi que d’un mode de fonctionnement participatif et transparent. Par ailleurs, elle veut maintenir un écart entre les salaires de 1:4, alors que dans un institut bancaire traditionnel, ce différentiel est plus élevé. Choba Choba, chocolatier basé à Berne, a intégré les producteurs de cacao dans son actionnariat et leur assure un revenu supérieur à la moyenne du secteur. L’entreprise Enoki, basée à Fribourg, construit des écosystèmes circulaires à l’échelle d’un quartier afin de permettre à ses habitants de se rencontrer et de consommer de manière durable.

Ces entreprises préfigurent-elles l’avenir de l’économie libérale?

LH Ces entreprises ont dans leur ADN la volonté d’exercer une influence positive sur la société. Mais la notion de création de valeur partagée pour la société commence aussi à faire son chemin au sein des grandes entreprises. Il est intéressant de noter que les entreprises qui intègrent les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance ont eu des rendements moins volatils durant la pandémie. En réalité, nous vivons une période de prise de conscience, et nous en sommes aux prémices du changement.