Le courant de pensée de Palo Alto voit la communication humaine comme un système complexe, dans lequel la relation et le contexte s’influencent mutuellement. Deux artistes-chercheurs y ont trouvé des outils pour le théâtre, un domaine dans lequel l’interaction et l’empathie sont omniprésentes.
TEXTE | Matthieu Ruf
En ce soir d’avril, sur le plateau de théâtre, un acteur parle. Nous sommes à La Grange –Centre Arts et Sciences/UNIL à Lausanne. Depuis un petit moment, déjà, il est en train de présenter ses collègues, également sur le plateau, au public. Un petit moment qui devient… long. Ses sourires un peu trop appuyés, ses regards à peine trop insistants, ses silences progressivement gênants suscitent des rires embarrassés dans la salle. Mais aussi du plaisir, car la situation est savoureuse : elle en révèle beaucoup plus sur les enjeux émotionnels et relationnels du moment que les paroles prononcées. On perçoit quelque chose qui n’est pas dit.
La communication humaine est pleine de paradoxes et de couches superposées. Selon le contexte, les relations en présence, la gestuelle ou l’expression faciale, dire « j’ai faim » peut signifier : « je suis heureux d’aller manger avec toi », « j’aimerais que cette séance de travail se termine », ou « le déjeuner était trop frugal », entre autres ! En psychologie, un courant de pensée développé à partir des années 1950 à Palo Alto, en Californie, a fait de ces paradoxes son sujet d’étude et d’action. En adoptant une approche pragmatique, basée sur les situations précises et la résolution de problèmes, il a donné naissance à une forme de « thérapie brève » – par opposition à ce qui faisait alors autorité, soit un travail thérapeutique long et en profondeur – qui s’est répandue depuis dans le monde entier. Adopter l’approche de Palo Alto, c’est considérer toute interaction humaine comme une relation en action, non figée, et inscrite dans un système, familial, professionnel, scolaire ou autre. Ce courant de pensée, Jean-Daniel Piguet l’a découvert d’abord grâce à la bibliothèque de ses parents, puis, plus récemment, dans le cadre du programme de recherche ACTION, mené conjointement par des chercheuses et des chercheurs de la Haute école d’art et de design – Genève (HEAD – Genève), de La Manufacture – Haute école des arts de la scène et de la Haute école de musique de Genève (HEM-Genève) – HES-SO. « Ce que j’aime avec Palo Alto, raconte le metteur en scène, c’est que cela permet de faire remonter à la surface un système de communication que nous utilisons toutes et tous quotidiennement, mais qui reste la plupart du temps à un niveau souterrain. » Un système qui se matérialise dans les silences, le rythme de la phrase, les gestes, les mimiques, les regards… Autant de détails, parfois infimes, que nous percevons et interprétons et qui ont fait écrire aux auteurs d’un ouvrage clé de Palo Alto, Une logique de la communication (1967) : « On ne peut pas ne pas communiquer. »
Explorer la grammaire du théâtre
Nicolas Doutey est écrivain de théâtre et s’intéresse depuis longtemps, dans ses pièces comme dans sa thèse de doctorat, à la pragmatique du langage : en d’autres termes, à tout ce qu’il y a de non verbal dans le verbal – écriture ou parole. Un premier projet de recherche mené par les deux artistes en 2018, autour de la transcription verbatim d’échanges entre un homme en fin de vie et ses visiteuses et visiteurs dans une chambre d’hôpital, leur a donné envie de refaire équipe pour aller plus loin. L’idée : explorer les outils de Palo Alto pour repenser ce qu’ils appellent la « grammaire du théâtre ».
Cet acteur qui fait rire le public en jouant avec le malaise suscité par son attitude, en ce soir d’avril, c’est donc la présentation publique du récent projet de recherche mené par le binôme à La Manufacture, intitulé Palo Alto : un training de l’acteur·ice en interaction. Au cours de plusieurs résidences de travail, sur six mois, le dramaturge et le metteur en scène ont proposé à une comédienne (Geneviève Pasquier) et deux comédiens (Lucas Savioz et Arnaud Huguenin) des improvisations et des exercices tirés de situations vécues, tous centrés sur la relation plutôt que sur le récit ou les personnages. Parmi celles-ci, outre la présentation des collègues déjà citée : celle de la justification. « En préambule, je voudrais dire que ce n’est pas parce qu’on n’a pas de travail en tant que comédien et comédienne qu’on fait de la recherche… », déclare l’acteur appelé à jouer la situation sur scène. Ce faisant, il attire l’attention sur le sujet qu’il prétend éviter. Il crée ainsi un engrenage, qui l’amène à se justifier toujours plus, et donc à transmettre le message opposé à celui désiré : le public finit par penser que cet individu a bel et bien des difficultés à être engagé en tant que comédien ! « L’intention n’est pas reine, pointe Nicolas Doutey. Le langage a sa propre dynamique. Dans cette situation, c’est bien la parole du locuteur qui l’enfonce petit à petit. C’est événementiel, donc très théâtral. » Pour l’auteur, cette approche amène au travail de l’actrice ou de l’acteur une souplesse intéressante, « comme un muscle » : « Se concentrer sur l’interaction permet de se libérer d’une identité fixe. On n’est plus dans la construction d’un personnage, qui déterminerait ensuite s’il peut dire telle ou telle chose. C’est moins unitaire et ça me plaît. »
Dans les improvisations aiguillées par les deux artistes-chercheurs, cela se traduit aussi par une grande versatilité de ton et d’humeur, basée sur l’un des axiomes de la pensée de Palo Alto :« Tout échange de communication est symétrique ou complémentaire, selon qu’il se fonde sur l’égalité ou la différence entre les locutrices et les locuteurs. » La relation complémentaire implique une position haute (par exemple, un enseignant ou une médecin) et une position basse (les élèves ou la patientèle). Sur la scène de La Grange, c’est palpable : l’un des acteurs, qui s’adressait au public avec obséquiosité (position basse), se retourne pour demander sèchement à sa partenaire de se taire (position haute). « Cela montre qu’on peut être en empathie, apparente ou sincère, avec une personne, et condescendante avec une autre l’instant d’après », relève Jean-Daniel Piguet.
Aller dans le sens du conflit
Vue par le prisme de l’école de Palo Alto, l’empathie n’est donc pas une qualité solide. Mais plutôt une forme d’interaction mobile, inscrite dans un système contextuel. Cela la rend accessible en cas de désaccord. Un conflit est souvent considéré, dans la vie autant qu’au théâtre, comme l’affrontement de deux volontés, de deux identités. La pratique des thérapeutes inspirés par Palo Alto est autre : plutôt que de tenter d’empêcher ou de freiner le conflit, ce qui a souvent pour résultat de l’attiser, leur approche est d’aller dans son sens jusqu’à ce qu’il s’épuise de lui-même. Cela passe souvent par un « changement d’échelle », comme dans cet exemple rapporté à Jean-Daniel Piguet par Guillaume Delannoy, thérapeute et directeur, à Lausanne, de l’Institut Gregory Bateson (du nom de l’un des fondateurs de l’école Palo Alto). Face à une mère et son enfant enfermés dans un cycle répétitif de disputes, le thérapeute a établi le script de ces querelles, comme dans une pièce de théâtre, pour ensuite proposer à la femme et à son fils de le jouer. Après quelques jours, l’affrontementne pouvait plus avoir lieu de cette manière, car les protagonistes avaient changé d’échelle de compréhension. Comme l’explique Nicolas Doutey : « Si l’une des personnes impliquées fait remarquer qu’il y a un conflit, et que tous les participantes et participants se mettent d’accord là-dessus, alors le conflit passe au second plan. Cela me rapproche de la place de l’autre, ce qui relativise la mienne. Les locuteurs ne campent pas sur leur position. »C’est la vision de Palo Alto : une communication qui fait des boucles, en mouvement permanent. Sur le plateau, le plaisir est évident chez les acteurs, qui travaillent avec le moindre détail : une main fugacement posée sur un torse, un haussement de sourcils… En poussant à l’écoute fine des partenaires et du public, l’approche offre un outil pour explorer le champ des interactions humaines, matière théâtrale par excellence. Pour Nicolas Doutey et Jean-Daniel Piguet, c’est clair : la recherche était (trop) courte, le territoire à découvrir encore vaste.