La crise sanitaire a forcé les institutions universitaires à basculer dans l’enseignement à distance. Mais la plupart des établissements avaient déjà amorcé leur transformation digitale auparavant. Les enjeux ne se situent pas uniquement dans la pédagogie, mais aussi dans les compétences que doivent acquérir les étudiants.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Les professeurs des hautes écoles suisses se souviendront longtemps du vendredi 13 mars 2020. La fin de l’enseignement présentiel était alors annoncée par le Conseil fédéral parmi les mesures de lutte contre le Covid-19. Bien que ce scénario ait été envisagé depuis quelques semaines, «il y a quand même eu un effet de sidération, raconte Anne-Dominique Salamin, ancienne responsable du Centre e-learning HES-SO Cyberlearn et professeure à la HES-SO Valais-Wallis – Haute école de Gestion – HEG. C’était un véritable Koh-Lanta de l’enseignement universitaire! En deux semaines, nous avons créé 650 cours en ligne de plus qu’en temps normal. Nous en avons actuellement un total de plus de 10’500.» Mais la spécialiste souligne que la haute école ne partait pas de zéro, condition indispensable pour réussir ce tour de force: «Cela fait quinze ans que Cyberlearn existe et qu’une plateforme d’enseignement à distance est mise à disposition. Tous les étudiants l’ont déjà expérimentée ainsi qu’une majorité d’enseignants.!
A distance, scénariser les cours autrement
Mais la principale différence, c’est qu’avant la crise sanitaire, les enseignements à distance étaient donnés en complément aux cours en présence. Passer à 100% à distance représente un autre défi, plus ardu à improviser: «Ce type d’enseignement ne se conçoit et ne se prépare pas du tout comme le présentiel, analyse Ariane Dumont, conseillère pédagogique et professeure à la Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. Il ne s’agit pas d’envoyer des vidéos de ses cours ex cathedra accompagné de présentations PowerPoint à ses étudiants. Après quinze minutes de vidéo, on perd en principe l’attention de tout le monde. Il faut scénariser autrement ses cours, repenser ses objectifs pédagogiques, varier les modes synchrones et asynchrones. L’aspect émotionnel revêt aussi une dimension très importante à distance: il est essentiel de créer une présence, de montrer son écoute et sa disponibilité. Car elle est moins naturelle et évidente qu’en face à face. Il est aussi crucial de construire des interconnexions entre les étudiants.»
Les écarts de niveaux en termes de compétences digitales entre les professeurs peuvent être importants, de ceux qui partent de zéro aux experts. Alors que ces derniers évoluent en terrain connu, d’autres rencontrent des difficultés techniques et conceptuelles importantes. «La courbe d’innovation montre que lors d’un changement important, 10% des usagers font partie des innovateurs et s’emparent volontiers des nouveautés proposées, 70% adoptent une attitude attentiste et 20% résistent au changement, explique Anne-Dominique Salamin. Il en va de même pour les enseignantes et les enseignants face aux outils numériques. Mais la crise sanitaire a fait exploser la courbe en poussant mécaniquement à l’enseignement à distance. De façon générale, j’ai été impressionnée par les résultats atteints!» Il faut dire qu’avant de maîtriser des outils complexes, l’enseignement à distance réussi exige de la créativité pédagogique.
Si les professeurs ont dû fournir un gros effort d’adaptation, il en va de même pour les étudiantes et les étudiants: «On pense toujours à eux comme à une génération de digital natives qui aurait une habileté naturelle à utiliser les technologies, mais ce n’est pas forcément le cas, estime Ariane Dumont. Ils n’ont pas l’habitude d’apprendre avec ces outils-là et il faut les guider. De plus, l’enseignement à distance peut être le révélateur d’inégalités, certains étudiants ne disposant ni d’une chambre ni d’un bureau à eux. Leur connexion n’est pas toujours suffisante pour suivre des cours en ligne.»
La crise sanitaire comme accélérateur d’innovation
Malgré les difficultés rencontrées, les spécialistes considèrent que la pandémie fonctionne comme un accélérateur de l’intégration des technologies dans la pédagogie universitaire. Mais la question de l’après demeure: l’enseignement à distance s’installera-t-il de façon pérenne? Anne-Dominique Salamin ne s’avance pas: «Nous serons en mesure de livrer des analyses cet été pour comprendre comment étudiants et professeurs ont vécu et travaillé dans ce contexte. Mais les matériaux de cours que les enseignants ont mis en ligne vont forcément être réutilisés. On peut aussi imaginer que des enseignements intégrant la distance viennent à être proposés aux formations à temps partiel.»
Pour Laurent Bagnoud, délégué à la digitalisation de la HES-SO, il ne fait aucun doute que des barrières ont été franchies avec la crise sanitaire: «L’utilisation de certaines technologies a pu être démystifiée par un grand nombre de personnes. Elles se sont habituées à leur usage et vont en toute logique continuer à les utiliser après.» Quant à Jean-Philippe Trabichet, professeur et responsable de filière à la Haute école de gestion – HEG – Genève – HES-SO, il considère que «les transformations digitales opérées en raison du Covid-19 sont extraordinaires. Quelque chose d’irréversible s’est produit, tant du côté des enseignants que des étudiants. Je suis persuadé que ce changement va perdurer.»
Transformer les référentiels de compétences
Que les métamorphoses dues à la crise sanitaire s’installent durablement ou non, il faut savoir que, pour les hautes écoles, l’enseignement à distance et l’innovation pédagogique ne représentent qu’un seul des nombreux aspects liés à la transformation digitale. Parmi ceux qui sont le plus souvent cités, il y a la transformation de la relation triangulaire entre l’enseignant, l’apprenant et le savoir: «Cette relation devient plus arrondie, plus fluide, observe Laurent Bagnoud. Le savoir devient accessible partout de façon immédiate et l’enseignant devient parfois apprenant. Les étudiants se montrent plus critiques et le professeur prend de plus en plus le rôle de coach.»
Un grand enjeu réside également dans les référentiels de compétences devant être acquis par les étudiantes et les étudiants: que leur faut-il apprendre pour trouver leur place dans un monde du travail, lui aussi en plein bouleversement digital? «La réponse diffère évidemment selon les disciplines, explique Laurent Bagnoud. Mais de façon générale, on estime que tous les étudiants doivent acquérir une culture digitale, des capacités à travailler en réseau et de façon interdisciplinaire, ainsi que savoir trier les informations.» Si les ingénieurs vont pour la plupart acquérir des connaissances techniques pointues en termes de programmation ou de data mining par exemple, tous les corps de métier n’ont pas besoin d’aller aussi loin.
Directrice de la Haute école de santé HEdS-Genève – HES-SO, Marie-Laure Kaiser a mené avec des experts de divers horizons une réflexion approfondie sur les compétences digitales que ses étudiants doivent acquérir durant leur cursus: «La littérature existante ne dit pas grand-chose à ce sujet. De plus, dans le domaine de la santé, ce qu’on rassemble sous les “ pratiques de santé digitale ”se révèle pour le moins hétéroclite: cela va du dossier médical électronique à la médecine personnalisée, en passant par les objets connectés ou les capteurs. Pas facile, dans ce contexte, de déterminer les compétences que les futurs professionnels doivent acquérir! Nos premières recherches nous indiquent que, de façon générale, ils devront maîtriser des environnements informatiques et technologiques complexes, communiquer à distance avec les patients, interagir avec divers types de robots et conseiller des applications de santé. Nous savons aussi qu’ils n’effectueront plus certains gestes.»
Acquérir une culture digitale de base
Marie-Laure Kaiser travaille donc à intégrer dans les cursus actuels une culture digitale de base, une compréhension des enjeux de la santé digitale, de même qu’un esprit critique. Ce référentiel est appelé à évoluer, mais il donne un aperçu des transformations effectuées dans les cursus tertiaires. Jean-Philippe Trabichet observe des évolutions similaires dans le domaine de l’économie: «Nos étudiants doivent désormais acquérir des notions en data mining, de même que comprendre la logique de fonctionnement d’un ordinateur ou des algorithmes. Attention, cela ne devient pas le cœur de leur métier, sauf bien sûr pour les informaticiens. Mais ils doivent être capables, outre de maîtriser les outils numériques, de collaborer avec des ingénieurs. Quant aux informaticiens, ils doivent, eux, collaborer activement avec d’autres professions. Leurs capacités d’écoute et de communication doivent être développées.» Ces compétences viennent s’ajouter aux connaissances de base habituelles des cursus qui restent pérennes, comme, par exemple, l’économie politique.
Face aux grands bouleversements de notre époque, les hautes écoles entament donc une longue et profonde métamorphose, qui va au-delà de la crise du coronavirus. Alors que certains relèvent la lenteur de ces transformations, Anne-Dominique Salamin répond: «Nous ressemblons parfois à un paquebot: il faut décider de l’orientation à long terme plutôt que naviguer à vue. Notre objectif final reste l’excellence universitaire.»
Trois questions à Lydie Moreau
Collaborer avec d’autres disciplines est souvent mentionné comme une compétence clé que doivent désormais acquérir les étudiants. C’est pourquoi cette ancienne professeure à l’Institut des technologies du vivant de la HES-SO Valais-Wallis souhaite, avec deux autres collègues, faciliter l’émergence de projets interfilières.
Pourquoi avoir lancé une recherche sur l’apprentissage par projets interfilières ?
LM Permettez-moi de resituer le contexte de ce projet, que j’ai mené conjointement avec mes collègues Véronique Breguet Mercier de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HES-SO et Pasqualina Riggillo de la Haute école de santé de Genève – HES-SO. Il a été financé par le Service d’appui au développement académique et professionnel de la HES-SO, qui lance chaque année un appel à projets pour l’innovation pédagogique.
Il s’agit donc de projets menés par des étudiants de différentes disciplines. Dans notre cas, nous avions les technologies du vivant, la nutrition et la chimie industrielle. Il est essentiel que les étudiants apprennent à collaborer avec des métiers qui ne sont pas les leurs, simplement parce que le monde de l’entreprise fonctionne ainsi. Lorsqu’on est spécialiste des technologies du vivant, on va par exemple travailler avec le marketing, la logistique, etc. Cela suppose de développer des compétences comme l’écoute, la communication ou encore la gestion de projet.
Quels étaient vos objectifs?
LM Notre but était de définir les bonnes pratiques permettant de faciliter l’émergence de projets interfilières, de même que d’identifier les erreurs et les pièges à éviter. Nous avons fait un petit guide à ce sujet.
Que faut-il faire pour favoriser ce type de projet?
LM Comme souvent, il y a certains obstacles très concrets, mais auxquels on ne pense pas forcément. Il faut par exemple trouver des plages horaires qui correspondent entre les deux filières concernées, afin de faciliter les échanges fluides entre les participants. Il s’agit aussi d’équilibrer les crédits ECTS que les étudiants obtiendront pour ce travail: si, d’un côté, ils en reçoivent beaucoup plus que les autres, il y aura un décalage en termes d’investissement. Les buts du projet doivent aussi se révéler pertinents pour les futurs professionnels des deux disciplines, car leur motivation en dépend. Pour finir, il faut que les enseignants se mettent d’accord, un ou deux semestres à l’avance, sur les objectifs pédagogiques, le calendrier, la répartition des groupes… Ils doivent aussi veiller à ce que la communication entre les disciplines reste harmonieuse et éviter les non-dits, en effectuant, par exemple, un débriefing après chaque réunion.
Enseigner la musique à distance: une utopie?
La crise du coronavirus a mis les professeurs de musique à rude épreuve. Dans leur discipline, les limites de la distance sont évidentes. Elle pourrait néanmoins leur apporter de nouveaux outils pédagogiques.
L’enseignement à distance rendu obligatoire par la crise sanitaire en mars 2020 a entraîné une onde de choc chez les professeurs de musique. Différentes réactions ont pu être observées: «Certains ont pensé “c’est l’horreur”, raconte Félix Bergeron professeur de batterie à l’Ecole de jazz et de musique actuelle de Lausanne – EJMA et de didactique de l’improvisation à la Haute école de Musique de Lausanne – HEMU – HES-SO. Alors que d’autres se sont dit “on n’a pas le choix, on va essayer de faire ce qu’on peut”. Il faut dire que les cours par Skype montrent des limites pour les musiciens, en termes de qualité du son, de sa vibration dans l’air ou de la subtilité des expressions.»
Il existe aussi des différences de compétences entre les enseignants de musique par rapport aux nouvelles technologies. Le numérique constitue un instrument à part entière dans les musiques actuelles, alors qu’un enseignant chevronné en classique n’y voit pas forcément d’intérêt pédagogique. « Les musiciens classiques n’ont pour la plupart pas encore l’habitude d’intégrer les outils numériques dans leur pédagogie, explique Jérôme Albert Schumacher, chargé de cours et de recherche à la Haute école de musique de Genève et Neuchâtel – HEM – HES-SO, qui mène un projet de recherche sur les outils numériques dans l’enseignement instrumental et vocal. Cela ne signifie pas qu’ils ne les maîtrisent pas: ils les utilisent fréquemment pour leur propre promotion ou pour communiquer et s’organiser.» Les nouvelles technologies peuvent en outre être mal perçues par les professeurs de musique, qui se sentent menacés. «Certains craignent d’être remplacés par des tutoriels en ligne, observe le chercheur. Pourtant, je pense qu’il s’agit d’une méconnaissance des enjeux. Le numérique ne va jamais remplacer le présentiel.»
Jérôme Albert Schumacher souligne précisément que les tutoriels qui visent l’apprentissage d’un instrument ne sont pas efficaces: tout d’abord, leur qualité est extrêmement variable. Et s’ils peuvent servir à un débutant, leur progression didactique pose problème car elle n’est basée sur aucun échange: «Une grande majorité d’élèves décroche rapidement avec ces méthodes.»
En revanche, nombre d’outils numériques peuvent apporter une plus-value dans la pédagogie musicale: vidéos, enregistrements, applications de solfège, métronomes intelligents, la liste est longue. Sans parler du visionnage infini d’interprétations sur la Toile ou du téléchargement de partitions. Le numérique peut aussi apporter une ludification de l’enseignement, voire permettre de passer rapidement sur des étapes techniques pour se concentrer sur la créativité: «En musique assistée par ordinateur, les étudiants peuvent immédiatement chercher des accords à trois sons, sans être forcément capables de les jouer», note Félix Bergeron.
Pour les deux spécialistes, le nerf de la guerre réside néanmoins dans la réflexion sur l’apport de ces outils dans le transfert de connaissances musicales. «Je préfère un enseignant qui me dit qu’il renonce aux outils numériques suite à une réflexion, qu’un autre qui utiliserait certaines applications “ pour faire comme tout le monde ”», estime Jérôme Schumacher.
La situation liée à la pandémie va-t-elle permettre aux enseignants de musique d’amorcer un virage numérique? Jérôme Albert Schumacher se montre réservé: «Je l’espère! Mais j’ai des doutes que cela va induire une révolution. Tout au plus, certains professeurs acquerront de nouvelles compétences ou de nouvelles idées.» De son côté, Félix Bergeron, qui dispense des cours de formation continue pour permettre aux enseignants de maîtriser les outils numériques, adopte une perspective plus optimiste: «J’ai de nombreuses demandes pour mes cours. Je pense que cette crise servira d’accélérateur. Pas seulement pour les enseignants qui utilisaient déjà ces outils, mais aussi pour ceux qui partaient de et qui sont, je tiens à le préciser, pas seulement des seniors, mais aussi des trentenaires. J’ai observé beaucoup de créativité pour trouver des solutions, et, surtout, une réinvention des rôles.»
Illustration: la modélisation de l’acte d’enseigner se fait traditionnellement avec le triangle pédagogique de Houssaye, qui comprend les trois entités que sont l’étudiant, l’enseignant et le savoir. Avec l’usage croissant des nouvelles technologies, ce triangle est désormais transformé en tétraèdre afin d’intégrer une pointe de plus: le numérique.