Ils nous émeuvent, nous font rêver. Pourtant, quand la pandémie est arrivée, nous avons eu tendance à les oublier. Sans statut en Suisse, assimilés à des chômeurs ailleurs, comment les artistes indépendants vivent-ils cette situation? Cet article donne la parole à trois d’entre eux.
TEXTE | Virginie Jobé-Truffer
Illustration: «The Show» fait référence au report de manifestations théâtrales en raison de la pandémie, tout en amorçant une réflexion critique sur la pause sociale. Cette oeuvre de l’artiste britannique Tim Etchells a été installée en août 2020 sur la Landiwiese à Zurich.
«On assimile le travailleur artistique à un chômeur»
«En Belgique, le statut d’artiste n’est qu’un nom d’usage. En réalité, il s’agit d’un chômage non dégressif. Il faut arriver à prouver, une seule fois, 312 jours de travail, dont une bonne partie artistique, durant 21 mois, pour ouvrir une sorte de privilège pour le chômage. Une fois qu’on l’a ouvert, on peut le conserver en montrant trois contrats artistiques par an. Pour toutes les périodes creuses, on est protégé par ce faux statut d’artiste. J’ai réussi à l’obtenir, ce qui me permet de ne pas être sous le seuil de pauvreté quand je n’ai pas de mission. C’est une aide pour la création de nouveaux projets. Mais, dans les faits, les artistes sont plus souvent au chômage que sous contrat. Donc, le chômage finance la culture, ce qui représente un réel problème: on assimile le travailleur artistique à un chômeur ! Encore plus en période de pandémie. Je m’estime chanceuse car je travaille à un projet sur le lien entre montage et mise en scène dans le département de recherche et développement de La Manufacture. Avec le covid, je n’ai pas pu me déplacer en Suisse. Mais l’école a très vite proposé de nouvelles méthodes et périodes de travail pour qu’on puisse repousser le projet.»
«Le monde culturel suisse est très inégalitaire»
«Peu de musiciens travaillent entièrement en freelance. La plupart enseignent afin d’avoir un salaire garanti. La pandémie a démontré qu’il s’agissait d’une obligation pour s’en sortir. Certains étudiants qui se dirigeaient vers une filière d’interprétation avant le Covid-19 ont finalement préféré se présenter pour un Master en pédagogie. Beaucoup se sont retrouvés sans ressources d’un jour à l’autre, sans cachetons, sans possibilité de donner des cours privés ou de garder leur petit job. La caisse de chômage est entrée en matière uniquement pour ceux qui avaient des contrats. Grâce aux dons, les hautes écoles de musique ont pu octroyer des bourses d’urgence aux plus démunis. Le pôle santé social de l’Université de Genève les a aussi aidés. Pour les professionnels indépendants, ne pas avoir de statut s’est avéré problématique. Le monde culturel suisse est très inégalitaire, parfois à la limite de l’indécence. Les grandes institutions ont été aidées. L’État n’a pas touché à leurs subventions. Tandis que d’autres, comme les ensembles émergents qui comptent surtout sur les recettes, vivent encore un cauchemar.»
«Une vague de solidarité a émergé dans le milieu»
«Au vu de la taille des mesures de soutien à l’économie durant la pandémie, je trouve que l’on a peu attribué à la culture. Mais c’est toujours mieux que dans certains pays d’Europe de l’Est, où les musiciens n’ont absolument rien reçu. Ce qui m’a marqué ici, ce sont les disparités cantonales. Il y a des cantons où les musiciens ont presque déclaré forfait, les démarches étant trop compliquées pour obtenir une aide. Alors que d’autres ont reçu de l’argent quelques jours après l’avoir demandé. Une vague de solidarité a aussi émergé dans le milieu. Des orchestres et des festivals se sont engagés à trouver de l’argent pour compenser les cachets perdus. Le travail des syndicats a été remis en valeur aussi. L’Union suisse des artistes musiciens a reçu de nombreuses nouvelles demandes d’adhésion, car les musiciens indépendants se sont rendu compte qu’ils avaient besoin d’un tel soutien. Mais cela ne suffit évidemment pas. Un de mes étudiants a décidé d’entamer des études de droit. Il aimerait rester en partie musicien, sans être dépendant d’un marché aussi vulnérable, qui ne figure pas dans les priorités politiques.»